«Le champ»: le chant des morts

Le champ, c’est ainsi que beaucoup de gens nommaient la partie la plus ancienne du cimetière de Paulstadt, petite ville autrichienne fictive. Presque chaque jour, un vieil homme y flâne parmi les tombes, avant de s’asseoir sur un banc à l’ombre d’un bouleau tordu et de laisser son esprit vagabonder.
Artisans, fleuriste, facteur, employés, fonctionnaires municipaux, il a connu personnellement, sinon croisé, plusieurs de ceux qui y reposent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. « Il se disait que l’homme n’était peut-être en mesure d’évaluer définitivement sa vie qu’après s’être débarrassé de sa mort. »
Mais dans Le champ, troisième roman de Robert Seethaler traduit en français, après Le tabac Tresniek (Sabine Wespieser, 2014) et le magnifique Une vie entière (2015, finaliste au prix international Man Booker), de quoi peuvent bien nous parler les morts, sinon de la vie elle-même ? De leurs joies et de leurs déceptions, de leurs victoires comme de leurs regrets.
Hanna Heim, par exemple, se rappelle les derniers instants de vie, alors que son mari lui tenait la main, et elle se souvient sans faillir de leur toute première rencontre. Un autre cueille outre-tombe les fruits amers d’une existence solitaire et médite ses mauvais choix et quelques souvenirs : le vent dans les feuilles, l’odeur des cheveux d’une femme.
Un prêtre raconte comment lui est apparue sa vocation et de quelle manière, par le même chemin, des années plus tard, elle s’est envolée. Et puis comment il a mis le feu à l’église. Navid al-Bakri, surnommé par certains le « Chamelier », épicier pendant 40 ans, nous émeut quand il raconte comment il a voulu aller disperser les cendres de ses parents dans son pays natal. Un autre raconte sans fard sa dépendance au vidéopoker. Maire pendant 30 ans, Heiner Joseph Landmann, lui, n’éprouve aucune honte d’avoir fait ce qu’il fallait pour assurer sa réélection.
Des liens apparaissent entre les personnages, brossant peu à peu ce qui ressemble à une communauté — de corps, sinon d’esprit. Bernard Silbermann le sait : « Je les entends. J’entends leurs pas sur le chemin ouvert de petits galets ronds. Je les reconnais à leurs pas. Je sais qui ils sont. »
Et quant au reste, Annelie Lorbeer, morte à 105 ans, a son hypothèse : « Tout ce qui existe est humain. Dieu n’est pas humain, donc il n’existe pas. Depuis que je répète cela, Dieu n’est plus un problème. »
Avec ce roman choral fin et sensible, suite de confessions posthumes qui parfois se croisent, se complètent ou se contredisent, Robert Seethaler, acteur et scénariste renommé né à Vienne en 1966 — mais qui vit aujourd’hui à Berlin —, donne la parole à des gens que l’on dit ordinaires et qui forment l’humus.
Des gens qui ont dû répondre, sans exception, aux mêmes questionnements. Comment aimer, comment vivre, comment ne pas mourir. Que faire de sa liberté — et comment la gagner.
« Les cimetières sont remplis de gens qui se croyaient indispensables », rappelle un vieux proverbe arabe. Mais la littérature, ce « don des morts », saurait difficilement se dispenser de ce qui n’est plus visible. Un filon qu’exploite avec force Robert Seethaler dans ce livre d’une profonde humanité, composé de fragments qui se tiennent la main.