Voyage: sommes-nous allés trop loin?

Pour Rodolphe Christin, que les circonstances ont catapulté un peu malgré lui en prophète, la fin de la récréation sonne depuis longtemps. Peut-être enfin va-t-on l’entendre?
Photo: Magalie Dumergue Pour Rodolphe Christin, que les circonstances ont catapulté un peu malgré lui en prophète, la fin de la récréation sonne depuis longtemps. Peut-être enfin va-t-on l’entendre?

Pour Blaise Pascal, la cause est entendue, « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ». Une invitation au voyage immobile, à l’introspection et au jardinage intérieur.

À l’heure de l’urgence sanitaire, des mesures de confinement et du repos forcé entre quatre murs, certains n’hésitent pas à remettre en cause le modèle économique capitaliste et autres vérités sacrées. Et si notre frénésie des voyages, par exemple, était allée trop loin ?

Sociologue, essayiste et écrivain, le Français Rodolphe Christin s’évertue depuis quelques années à épingler les travers et les excès du tourisme, à travers des ouvrages comme Manuel de l’antitourisme (Écosociété, 2018) et L’usure du monde. Critique de la déraison touristique (L’Échappée, 2014).

Il publie aujourd’hui — comble de sérendipité — La vraie vie est ici. Voyager encore qui rappelle l’urgence de mettre fin au « saccage touristique » de la planète.

Au moment où tous les pays du globe font face à la pandémie de COVID-19 et où les avions sont cloués au sol par milliers, y a-t-il meilleur moment pour rester chez soi et repenser notre rapport au voyage ? « Le coronavirus remet en question, au moins de manière provisoire, nos habitudes de déplacement », reconnaît aisément Rodolphe Christin, joint chez lui près de Grenoble, au pied des Alpes en France.

Consommer du tourisme

 

« Mais ce qui est intéressant pour ce qui concerne l’Europe, c’est que, lorsque le confinement a été déclaré, l’un des derniers réflexes de mobilité pour beaucoup de citadins a été de rejoindre leur résidence secondaire. » En propageant peut-être aussi le virus, certes, mais tout en montrant du même coup combien le quotidien, pour plusieurs habitants des grandes villes, est devenu invivable. « Vite, sauvons-nous, semblent-ils se dire, on va être obligés de rester… »

Rodolphe Christin y voit également une forme de questionnement politique. Dans quel monde vivons-nous ? « Qu’est-ce qui a fait que la vie dans les grandes villes soit devenue aussi difficile à vivre, au point que le tourisme soit aujourd’hui devenu une industrie de la consommation ? Consommer du tourisme, c’est aussi une forme d’aliénation, mais qui se donne comme une espèce de compensation. »

En 2018, selon l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), le cap de 1,4 milliard de touristes internationaux a été franchi (en hausse de 5 % par rapport à l’année précédente). Première activité économique mondiale, le tourisme emploie 200 millions de personnes dans le monde, avec des recettes engendrées de 1700 milliards de dollars américains, rien que pour le tourisme international.

On a complètement renversé cette dimension exploratoire du voyage, qui passait par une forme de rupture liée à l’intensité du voyage, pour en faire une expérience de conformisme

 

Et si l’industrie touristique vante la diversité du monde, rappelle Rodolphe Christin dans son Manuel de l’antitourisme, elle la détruit du même souffle. Tandis que le nivellement global, lui, s’effectue à la façon d’un rouleau compresseur. Avec des points chauds et quelques paradoxes à la clé : certaines régions du monde (comme la Méditerranée) vivent autant du tourisme qu’elles en souffrent. Parlez-en aux habitants de Venise, de Dubrovnik ou de Barcelone.

Des touristes qui font la file pendant des heures le temps de quelques clics, donnant ensuite sur les réseaux sociaux l’illusion d’être seuls dans un décor de rêve — qu’ils contribuent à saccager. La fausseté et le conformisme de ces comportements crèvent les yeux.

« On a complètement renversé cette dimension exploratoire du voyage, qui passait par une forme de rupture liée à l’intensité du voyage, pour en faire une expérience de conformisme », ajoute-t-il, rappelant la formidable dimension poétique du voyage et du dépaysement, souvent engloutie dans la consommation éphémère — et spectaculaire — de lieux et de sensations.

Pour Rodolphe Christin, que les circonstances ont catapulté un peu malgré lui en prophète, la fin de la récréation sonne depuis longtemps. Peut-être enfin va-t-on l’entendre ? « Il n’y a plus de fuite possible. Le désastre est partout. La distance intérieure que l’on prend avec soi compte davantage et finalement l’emporte. Nul besoin d’aller loin pour opérer cette rupture. Le chemin commence sur le pas de la porte. »

Au coin de la rue, l’aventure ?

Au coin de la rue, l’aventure ? « Dans La vraie vie est ici, ce que j’entends rappeler, c’est que l’ici est quand même premier. Et que l’appel de l’ailleurs ne doit pas nous laisser négliger l’ici. Nos vies quotidiennes s’inscrivent malgré tout dans des territoires de proximité. »

Il poursuit : « Si le XXe siècle a été marqué par le déploiement d’une espèce d’hypermobilité, je pense que l’enjeu du XXIe siècle, avec notamment la problématique liée au respect de l’environnement, la lutte contre la destruction de la biodiversité, sera de penser le territoire dans toute sa complexité, sa diversité. Et qu’il va nous falloir aller voir ailleurs, non plus comment ça se passe,mais aussi apprendre à vivre ici de la manière la plus consciente possible. »

« C’est ici que nous devons faire front contre l’invivabilité croissante du monde », écrit-il.

À ses yeux, l’anthropocène — époque marquée par l’homme et son impact sur l’écosystème terrestre — nous plonge dans une ère qui nous dit que la vraie vie est ici, parce qu’il n’y a plus d’échappatoire possible aujourd’hui. L’empreinte de l’homme est partout, les conséquences de l’action humaine sont globales, on ne peut plus s’échapper. On parle même de disparition de la sociodiversité.

« Aujourd’hui, les peuples qui échappent au capitalisme, à la mondialisation, à la société de consommation, il n’en reste pas ou plus beaucoup. Et le simple fait d’aller les visiter pose problème. » Il va falloir, estime le sociologue, se mettre dans une relation plus consciente avec toutes les formes du vivant — ce qu’on appelle la nature.

Certains l’ont compris il y a longtemps, bien avant qu’il soit question de pics de pollution ou d’épidémie. Comme le philosophe, naturaliste et poète américain Henry David Thoreau (1817-1862), figure forte de résistance à l’air du temps que Rodolphe Christin convoque dans son essai.

« Même s’il n’était pas dans une époque encore trop industrialisée, Thoreau se rend compte que la vie déjà se transforme, que les gens se coupent de l’environnement. Pourtant, il ne va pas loin : il part s’installer dans une cabane et essaie de se connecter le plus intensément possible avec la nature. » Une expérience qui montre bien qu’il est possible de trouver un ailleurs à proximité. « Il suffit de transformer un peu le rapport qu’on a avec la réalité », croit Rodolphe Christin.

Poète le plus célèbre de la dynastie Tang avec Li Bai, Du Fu (712-770), que cite Rodolphe Christin, avait pour sa part tout vu et tout prévu : « L’État brisé, monts et fleuves demeurent. »

Des paroles à méditer, qui sait, en repos dans une chambre ou sur un balcon ensoleillé.

La vraie vie est ici. Voyager encore?

Rodolphe Christin, Écosociété, Montréal, 2020, 136 pages (disponible en format papier dans certaines librairies ou sur commande sur le site leslibraires.ca)

 

À voir en vidéo