Miroir sur les blessures du Rwanda avec Atiq Rahimi

Il a un besoin viscéral de « reconnaître les désastres de l’Histoire ». Le Franco-Afghan Atiq Rahimi, dont toute l’œuvre évoquait jusqu’à maintenant les cicatrices de la guerre sur son pays natal, observe dans son recueil L’invité du miroir un autre pays dévasté par ce qu’il nomme la « peste de guerre ».
De l’Afghanistan, « pays des mille et une montagnes » dont il a fait le décor désolé de Terre et cendres et de Syngué sabour. Pierre de patience, il déplace son regard vers le Rwanda d’aujourd’hui, ce pays des mille collines où les jeunes embrassent l’avenir et ont cessé depuis longtemps de se désigner Tutsis ou Hutus. « 25 ans après le génocide, les Rwandais ont trouvé en eux la sérénité », assure celui qui fréquente le pays depuis 2017 après sa rencontre avec l’écrivaine Scholastique Mukasonga.
C’est d’ailleurs à Montréal que commence cette belle histoire. Tous deux invités du Salon du livre, Rahimi et Mukasonga sont réveillés abruptement à 3 h du matin par un début d’incendie consumant un étage supérieur de leur hôtel du Vieux-Montréal. En pyjama dans le sous-sol, ils sympathisent.
Quelques années plus tard, c’est lui qui réalisera le film tiré du roman de son amie, Notre-Dame du Nil (2020), radiographie de la montée de la haine entre Hutus et Tutsis dans un couvent catholique.
Travail de mémoire
Atiq Rahimi offre ainsi L’invité du miroir en parallèle du film, consignant dans un recueil au style inclassable ses pensées et ses observations et les entrelaçant à quelques récits poétiques glanés chez les Rwandais au fil de sa route.
On y croise tantôt un homme aveugle et sourd « qui a perdu la vue et l’ouïe pour pouvoir témoigner des horreurs qu’il a vécues », tantôt une femme qui chante ou une femme qui nage : autant de figures émancipées dans un Rwanda qui a su se recomposer et pulser au rythme d’une vie nouvelle.
Toutes les guerres se construisent sur le mythe des identités pures et des origines communes. Je me méfierai toujours de ce genre de nationalisme.
C’est un petit livre étonnant, très tendre, que Rahimi a écrit directement en français (une première pour lui) et dont les phrases prennent des tournures souvent inattendues.
À ce sujet, il fait ce délicieux constat : « Je n’arrive jamais à apprendre la grammaire d’une langue, c’est la poétique et la rhétorique qui m’intéressent. Elles défient la dictature de la langue. »
« Il y a peu de colère chez les Rwandais, s’étonne-t-il. Ils ne répondent pas à leur histoire de sang et d’esclavage par la rage, mais par la survivance et l’espoir. Je pense que c’est un peuple qui a su mieux que d’autres faire ce que j’appelle un “travail de mémoire”. Au-delà du devoir de mémoire que l’on pratique en Europe, et qui se résume souvent à la commémoration, le travail de la mémoire est une vraie pratique de deuil de laquelle peut émerger une forme de réparation ou de guérison. »
L’ombre des morts
Entre autres, Atiq Rahimi évoque dans son livre la capacité rwandaise de bien nommer l’horreur vécue et d’en parler sans complexes chaque fois que nécessaire. Les Rwandais portent avec eux « l’ombre de leurs morts », écrit-il.
En entrevue, il nous dira que, grâce à l’intelligence politique de Paul Kagamé, malgré le côté sombre de son règne, « les Rwandais se sont engagés rapidement et profondément dans un vrai processus de paix ». Tout le contraire de son Afghanistan natal où se poursuit l’interminable guerre qui lui a ravi son frère au milieu des années 1990.
Ainsi, sous la plume du lauréat du Goncourt 2008, le Rwanda se colore de visages souriants et de paysages merveilleux. « Des collines, comme des corps endormis. Vertes. Elles ne sont pas menaçantes comme les montagnes afghanes, rudes et austères. »
Dans les reliefs du pays et dans les reflets de ses lacs, Atiq Rahimi observe l’exemplarité de la réconciliation rwandaise. Il enchaîne aussi les comparaisons avec son Afghanistan natal, où a sévi la même haine.
« Toutes les guerres se construisent sur le mythe des identités pures et des origines communes. Je me méfierai toujours de ce genre de nationalisme. »
Ce sont nos blessures personnelles qui nous ouvrent les yeux sur les blessures des autres, pense Atiq Rahimi, à l’instar de Roland Barthes. « Si je n’avais pas perdu mon frère en Afghanistan, je n’aurais pas écrit ce livre de la même façon, dit-il. Au Rwanda, j’ai cherché les traces du génocide dans l’intimité des gens, dans leur imaginaire, dans leurs rêves et leurs cauchemars. C’est en pensant à mon frère, en imaginant ses pensées, en plongeant dans une sorte de poétique de la douleur telle qu’a pu l’expérimenter mon frère, que je suis entré en dialogue avec les Rwandais. »
Extrait de «L’invité du miroir»
Impossible d’imaginer qu’une telle nature fut le témoin d’un des grands génocides de l’humanité. Impossible de percer le mystère du beau masque que portent les Rwandais sur leurs visages pour cacher les traces de l’horreur. Donc, impossible de s’imprégner de leur esprit, enfoui dans les tripes des collines, pour le souffler à mes mots, à mes images ; impossible de m’inviter dans l’imaginaire rwandais. Sinon, m’en sortir serait chuter dans l’abîme humain, même si je porte toujours en moi les affres de l’horreur vécue dans mon pays d’origine.