«Le marchand de bonheur» et «Tourterelle»: Oiseau de malheur

D’un côté, il y a monsieur Pigeon, un marchand qui vend du rêve et de l’espoir en pot. En petit flacon, en grand ou même en format familial. De l’autre, Tourterelle, une jeune fille d’abord sans histoire qui, après avoir trouvé un oiseau blessé, devient le porte-bonheur d’une petite faune aussi fragile qu’espérante. Coup d’œil croisé sur deux titres unis par le thème de la bonne fortune.
Dans une communauté de rongeurs et d’oiseaux, bien installée dans une forêt paisible et lumineuse, monsieur Pigeon, en colporteur de bienfaits, offre du bonheur aux habitants en échange, bien sûr, de quelques sous. Ainsi, Madame Rossignol, Madame Caille, Monsieur Faisan et d’autres y trouvent-ils leur compte, chacun s’offrant une fiole à la mesure de ses moyens.

Dans Le marchand de bonheur, album tout juste paru aux éditions Sarbacane, les Italiens Davide Cali et Marco Somà unissent leurs talents pour mettre en lumière, avec candeur et doigté, non seulement la complexité de cette notion, mais aussi celle des inégalités sociales. Tout le monde n’aurait ainsi pas accès de façon égale à cette forme ultime de bien-être. Le duo livre un récit philosophique, écrit tout en simplicité, dont la chute exploite l’absurdité de tout ce marchandage.
Les illustrations détaillées de Somà, d’une ligne fine, d’un trait méticuleux, laissent deviner un milieu grouillant de vie, débordant de personnages tout aussi souriants que paisibles, ce qui vient appuyer la réflexion de Cali. Le bonheur est présent partout, nul besoin de poursuivre des chimères.

Présentée dans un angle plus intimiste, cette même thématique parcourt Tourterelle, le tout dernier roman pour adolescents d’Eve Patenaude, paru chez Québec Amérique. Ici, la chance se troque contre une présence. Tout commence au moment où l’héroïne, cherchant de l’aide pour soigner sa tourterelle, cogne à la première porte sur son chemin.
Un homme en pleurs et déboussolé lui ouvre, mais retourne vite au chevet de sa petite fille mal en point. Puis, au moment où l’oiseau meurt dans les mains de la jeune femme, l’enfant renaît. Commence alors pour l’héroïne une traversée aussi étrange qu’éprouvante qui lui permet au bout du compte de reprendre possession d’elle.
Patenaude parvient à créer ici avec finesse des atmosphères aussi chaleureuses que déconcertantes grâce, notamment, à une écriture qui charme par sa délicatesse et sa poésie. Le récit, alternant entre les événements passés et leurs répercussions dans le présent, assure quant à lui un rythme constant. La finale, malheureusement chargée et précipitée, offre un tableau broussailleux de l’ensemble, mais permet tout de même de prendre le pouls de la démesure et de la détresse des personnages.
Dans les deux œuvres, l’arrivée du volatile crée autant d’espoir que de folie et laisse deviner la fragilité des hommes, leur besoin de croire à un avenir meilleur. Tout pour assurer leur bien-être, leur salut. Mais au-delà de ça, il y a aussi et surtout cette ode à la liberté d’être et au bonheur de vivre. Tout simplement.
Extrait de «Le marchand de bonheur»
Madame Caille achète un grand pot de bonheur, à partager avec ses amis quand ils viennent dîner chez elle. Madame Rossignol en achète un petit, parce qu’elle ne peut pas s’offrir le grand. Madame Charbonnière choisit un pack de six, car elle a beaucoup d’enfants […] Il y en a un qui ne cherche pas le bonheur. C’est monsieur Étourneau qui est un grand artiste (ou pense l’être) et ne veut pas être heureux, parce que ça nuirait à son inspiration (tout le monde le sait : l’artiste doit souffrir pour créer). Il y a celui qui en voudrait bien, mais refuse d’en acheter : question de principe. « Du bonheur en pot ? Quelle bêtise ! » s’exclame monsieur Faisan. Après, plus tard, il en commandera quand même deux pots sur Internet.
Extrait de «Tourterelle»
Les yeux du malade papillotèrent. Puis il se leva en souriant. Il attrapa les couvertures sur les jambes de Tourterelle et les tira d’un coup sec. Avec un petit cri, la jeune femme se recroquevilla dans sa robe de nuit.
– J’ai seulement besoin d’un miracle, Tourterelle, murmura Hector en se penchant au-dessus d’elle. La mort… Elle marche dans mes pas le long des couloirs de l’hôpital, elle me contemple pendant la nuit, postée dans un coin de ma chambre… Elle me terrifie. Ha ! mais je me répète, n’est-ce pas ?
Il éclata d’un rire qui se brisa presque aussitôt. Sa main vint se nicher dans le cou de la jeune femme, qui n’osait plus bouger.
– Juste te toucher un peu, pour que la chance refoule la mort loin de moi, ajouta-t-il. Il posa un genou sur le matelas et enferma Tourterelle dans ses bras.