Lori Saint-Martin, née dans la mauvaise langue

Il y a ceux qui naissent dans le mauvais corps, ceux dont l’appartenance est nébuleuse, ceux qui ne se reconnaissent pas dans la capsule identitaire à laquelle on attend qu’ils se conforment. Lori Saint-Martin, elle, a plutôt vu le jour dans la mauvaise langue.
Née Lori Farnham, à Kitchener en Ontario, l’écrivaine et traductrice sait dès la tendre enfance ne pas appartenir à l’anglais, cette langue maternelle qui la rattache à un lieu sans envergure, à une famille ouvrière dont le destin et les ambitions mesurées ne l’inspirent guère.
Bien avant de pouvoir le nommer, ce manque indescriptible prend la forme d’une honte viscérale : honte des origines, du nom, du lieu de naissance. « J’avais l’impression que je n’étais pas là où je devais être », raconte Lori Saint-Martin, rencontrée dans les bureaux du Devoir.
« Je sentais poindre en moi cette idée d’exil, mais je ne connaissais pas d’autres lieux, ni d’autres cultures vers lesquelles me tourner. Mon expérience du monde était trop limitée pour exprimer et comprendre ce que je ressentais, autrement que par un rejet véhément. »
Trouver sa voix
Puis, à l’aube de l’adolescence, c’est la révélation. En cinquième année, Lori fait la connaissance du français. « Il y avait d’autres sons, d’autres sens. Je pourrais dire autre chose, être autre, ailleurs. »
Dès lors, elle sait. Le français sera sa langue, sa langue maternelle choisie et adorée. Ces nouveaux codes lui ouvrent les clés d’un espace — d’abord un journal intime, puis une carrière et une vie entière — dans lequel elle peut être elle-même, à l’abri du regard de ses proches. « Jamais le français ne m’a paru une langue étrangère : j’y étais chez moi, j’y étais moi. »
Cette renaissance, cette transformation identitaire sont au cœur du récit autobiographique Pour qui je me prends, dans lequel Lori Saint-Martin jette un regard critique, interrogateur et empreint d’empathie sur un parcours à la fois écorché et magnifié par les ruptures, l’exil et la danse effrénée des langues.
« Il y a longtemps que je songe à écrire sur le sujet, mais j’avais l’impression que quelque chose me retenait, raconte l’autrice. Après coup, je me suis rendu compte que l’attente avait été bénéfique. La douleur était déjà loin, et mon interprétation des événements avait changé avec le décès de ma mère. J’ai pu les revivre avec une douceur et une empathie qui n’auraient pas été possibles il y a quelques années, alors que la blessure de la rupture était encore trop vive. »
Cette distance crée un jeu de langage révélateur. Lorsque le récit se rapproche de la crédulité, de la frustration, de l’incompréhension de l’enfance, la narratrice passe spontanément à la troisième personne. Or, lorsqu’elle réfléchit sur les langues qui la constituent — ses deux langues maternelles, le français et l’anglais, la langue apprise par amour, l’espagnol, puis celle de ses ancêtres qui lui échappe, l’allemand — elle se réapproprie le discours.
« J’avais l’impression que le personnage que je mettais en scène était à la fois moi et autre. Cette adolescente arrogante et dure avait des rêves qui se sont matérialisés dans une nouvelle personne : moi, avec le nom et la langue que j’ai choisis et qui me définissent. Je crois que si elle pouvait me voir aujourd’hui, elle serait convaincue qu’elle avait raison de rêver de partir. »
L’autre est aussi soi
Pour Lori Saint-Martin, notre véritable identité est celle que l’on choisit pour soi. Cette quête, toutefois, ne s’est pas réalisée sans encombre.
Contrairement aux réfugiés, à ceux qui sont déracinés de force, l’écrivaine a fait le choix de cette rupture. Malgré tout, le processus n’a pas été exempt de violence : envers ses proches, envers elle-même, mais aussi de la part d’étrangers qui ne voyaient en elle que l’autre.
À son arrivée dans la ville de Québec, en 1981, la fièvre référendaire déchue a des relents de méfiance. « Dès qu’on apprenait mon nom de famille, on me demandait d’où je venais et surtout, quand je prévoyais y retourner. »
Avec les années, les perceptions envers l’« Anglais » se sont transformées selon l’écrivaine, en particulier chez les plus jeunes générations. « Les jeunes créateurs ont une vision plus pragmatique de l’anglais. Elle leur permet de voyager, de travailler à l’étranger, d’élargir leurs ambitions. »
Or, la crainte de l’autre, sans cesse redéfinie par des événements ponctuels, existe encore. « Le nationalisme québécois s’accompagne d’une méfiance qui est dans une grande mesure justifiée, compréhensible. Je pense tout de même que le plus grand défi des sociétés, la nôtre et les autres, est d’accueillir et d’établir un rapport avec la différence. L’altérité se promène, nous sommes aussi autres pour un regard étranger, ou pour notre propre regard. On est appelé à se transformer au fil du temps. Rien n’est immuable. »
À l’occasion de la Journée internationale des femmes, le 8 mars, à 15 h, Lori Saint-Martin sera en causerie avec l’écrivaine Émilie Choquet à la Librairie Pantoute (1100, rue Saint-Jean, Québec).
Critique de «Pour qui je me prends»

Récit de réinvention et de renaissance d’une femme qui a rejeté le milieu, la culture et la langue qui l’ont vue naître, Pour qui je me prends puise sa force dans le regard lucide, à la fois dur et lumineux, que Lori Saint-Martin pose sur la cruauté, les perceptions modestes et l’espoir illimité de l’enfance. L’écrivaine offre également une réflexion extrêmement intéressante sur les langues, sur la manière dont elles nous définissent, nous construisent, sur leur rôle dans la codification de nos valeurs et de nos moeurs sociales. Bien que plusieurs se reconnaîtront dans cette adolescente qui doit rejeter les siens avec implacabilité pour mieux les retrouver, la narration n’est pas à l’abri de la redondance et de l’insistance dans ce récit dont le caractère très intime frôle parfois l’anecdotique. Il ouvre toutefois la porte à des considérations plus larges que soi : l’accueil de la différence, ainsi que la portée du pardon et de l’empathie dans l’atteinte de la liberté.
★★★