Une histoire en montagnes russes

L’éminent historien britannique sir IanKershaw s’est lancé il y a cinq ans dans l’écriture d’une passionnante histoire de l’Europe depuis 1914 en deux volumes. Le second vient de paraître en français sous le titre L’âge global. Europe, de 1950 à nos jours.
« Ce vaste projet vise à montrer comment l’Europe a survécu aux deux guerres mondiales, puis s’est développée jusqu’à nos jours », précise le membre de la Royal Academy, joint par Le Devoir à son domicile de Manchester.
Alors que l’acclamé tome précédent, L’Europe en enfer, 1914-1949 (Seuil, 2016), était rythmé par la guerre, aucun thème central ne domine ce nouveau volet paru en anglais en 2018. Kershaw résume : « Ce livre a constitué le plus difficile défi d’interprétation, de composition et d’écriture que j’ai entrepris, car l’histoire européenne depuis 1950 est, à l’image des montagnes russes, tout sauf linéaire. »
Et pour cause. Jusqu’en 1991, le rideau de fer divisa l’Europe en deux camps opposés, inconciliables. À l’Ouest, à l’Est, des pays vécurent des moments de prospérité et de crises aiguës, des mouvements de décolonisation et de mondialisation accélérée. Depuis le 11 Septembre, l’Europe fait face au terrorisme, au populisme et au nationalisme.
« J’ai voulu conjuguer tous ces mouvements politiques, économiques et socioculturels complexes en un récit chronologique détaillé et cohérent, le plus objectif possible », explique l’homme des grandes recherches et des vastes synthèses ambitieuses et rigoureuses. Pari admirablement tenu.
L’Allemagne, cœur de l’Europe
Au fil des chapitres rédigés avec élégance, sans jargon, un pays émerge, l’Allemagne. Malgré son anéantissement comme État nation à la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle a joué un rôle clé dans l’Europe de l’après-guerre.
Étonnant revirement : « Bien que divisée en deux après la guerre, l’Allemagne se transforma rapidement, et pour le mieux. Elle fut le centre de la reprise économique et de l’intégration européennes, de la guerre froide et de la fin de cette dernière, de la création de l’euro et de la réforme à venir de l’Union européenne. Elle a surmonté 40 ans de profondes divisions pour atteindre l’unité nationale et devenir le leader européen. C’est remarquable. »
Édifié en 1961, l’incongru mur de Berlin a occupé une place aussi centrale que l’Allemagne dans l’histoire européenne récente. L’historien remarque : « Aussi oppressif qu’il ait été, le mur a eu, paradoxalement, un effet apaisant sur le plan international. Cette séparation brute et concrète valait mieux qu’une instabilité permanente sur le devenir d’un pays disputé par les vainqueurs. »
Gorbatchev
Prélude à l’inéluctable effondrement de l’URSS, la chute du Mur, le 9 novembre 1989, entama, selon Kershaw, la décennie la plus marquante en Europe depuis 1950. Mikhaïl Gorbatchev a joué personnellement un rôle décisif lors de ce séisme politique.
« Avec Helmut Kohl, il incarne, à mes yeux, la figure européenne dominante des sept dernières décennies, bien qu’il polarise toujours. À l’Ouest, il est un héros. En Russie, il est souvent honni. Il est l’homme qui a détruit la superpuissance soviétique et ouvert le pays au capitalisme. »
L’ouverture des archives après la fin de l’URSS suscita de vifs débats autour du caractère criminel du stalinisme. On l’a comparé au nazisme. Lequel des deux régimes fut la plus grande tragédie que l’Europe ait vécue au XXe siècle ?
« C’est une question difficile, qui soulève la polémique, souligne l’historien renommé pour ses travaux novateurs sur le nazisme et Hitler. Tous deux ont profondément marqué le siècle dernier. Terrible et inhumain, le stalinisme demeura confiné à l’URSS et à certains de ses pays satellites. Le nazisme fut pire encore. Par sa cynique et indéfendable idéologie raciste, il a constitué une attaque en règle envers l’espèce humaine tout entière. Il a poursuivi jusqu’à la destruction totale sa brutale entreprise de terreur et de meurtre. » Ainsi l’a rappelé la cérémonie du 75e anniversaire de la découverte d’Auschwitz-Birkenau, le 27 janvier dernier.
Les ombres épaisses du stalinisme et du nazisme planent toujours sur l’Europe. Avec les décennies, la« matrice de renaissance » esquissée en conclusion de L’Europe en enfer est aujourd’hui devenue la « matrice de nouvelle insécurité ».
Crise énergétique, inexorable mondialisation, changements climatiques, technologiques et démographiques, tensions interculturelles : l’avenir de l’Europe, comme espace en reconstruction perpétuelle, se révèle imprévisible, reconnaît Kershaw, qui admet son ambivalence sur le sujet. Devant l’incertitude, il invite à « construire et à renforcer les niveaux d’unité, de coopération et de consensus, aussi imparfaits soient-ils ».
Le Brexit, alors ? « Je m’y suis toujours opposé. Manifestation du rapport qu’entretient le Royaume-Uni avec l’Europe, le Brexit incarne une solution maladroite à la crise identitaire que traverse le pays. En s’isolant, le Royaume-Uni subira sans doute plus de dommages que l’Union européenne. Nous verrons bien la suite », conclut l’historien de 76 ans.