«Ténèbre»: Paul Kawczak, détonnant voyageur

Aux commandes de ce roman sombre à l’écriture impeccable, Paul Kawczak nous tient en haleine du début à la fin.
Photo: Laurence Grandbois Bernard Aux commandes de ce roman sombre à l’écriture impeccable, Paul Kawczak nous tient en haleine du début à la fin.

Le 23 février 1885, de triste mémoire, à l’issue de la Conférence de Berlin, une poignée de pays européens se sont partagé l’Afrique sans états d’âme. Une charcuterie géopolitique qui a notamment inspiré Congo au romancier français Éric Vuillard en 2012.

D’un coup de baguette magique, un territoire de 2,3 millions de kilomètres carrés couvrant une bonne partie du bassin du fleuve Congo est ainsi devenu un État indépendant et la propriété privée de Léopold Louis-Philippe Marie Victor de Saxe-Cobourg-Gotha, dit Léopold II, qui a dirigé le Royaume de Belgique entre 1865 et 1909.

Le temps de l’exploration est fini. Livingstone est mort de la dysenterie en 1873 dans un coin reculé de l’actuelle Zambie en cherchant les sources du Nil. Pierre Savorgnan de Brazza, nommé commissaire général du Congo français en 1885, a la main trop douce aux yeux de certains. L’heure est venue de passer aux choses sérieuses.

Une alliance inédite

 

Au nom de l’exploitation effrénée du caoutchouc et de l’ivoire, « dans l’intérêt de la civilisation et pour le bien de la Belgique », sur un territoire 80 fois plus grand que le petit royaume belge, vont se répandre l’appât du gain, la terreur et les crimes contre l’humanité. Une alliance inédite entre le colonialisme et le capitalisme dans sa forme la plus sauvage.

Au menu : mauvais traitements, esclavage, torture, mutilations et dilatation des profits. Une aventure quasi génocidaire sans précédent, trop mal connue, alors que certains historiens estiment que l’aventure coloniale au Congo — qui ne deviendra une colonie belge qu’en 1908 — aurait fait 10 millions de morts. Le monarque « philanthrope » belge, lui, n’y mettra jamais les pieds.

C’est la matière sombre, l’espèce de trou noir où convergent et qu’aspire tout le mal dont l’homme semble être capable, qui est au cœur de Ténèbre, le premier roman magistral et « détonnant » de Paul Kawczak.

En donnant à son livre une puissance qui est à la hauteur de son sujet, le romancier sort de l’ombre avec éclat.

Une plongée dans l’horreur

Mandaté par Léopold II pour y « découper un territoire volé », Pierre Claes, un jeune géomètre belge originaire de Bruges, débarque en mars 1890 dans un port du Congo.

Sur place, le géomètre va s’assurer les services de Xi Xiao, un ancien bourreau chinois adepte du lingchi — appelé aussi supplice des « cent morceaux » — venu tenter l’aventure africaine et qui y survit comme maître tatoueur et homme à tout faire.

Cette méthode de torture raffinée qu’il pratiquait consistait à prélever par tranches fines les muscles et les organes du supplicié, engourdi d’opium, jusqu’au coup de grâce. Un art du dépeçage qui fait ici écho, à l’évidence, au saccage méticuleux de l’Afrique.

« Jamais n’avait-on vu encore, à une telle échelle, d’organisation si rationnelle et si intéressée de la mort. En chaque coin du pays, des subordonnés de cet État mortifère et raciste, amorçant ce qui reviendrait, en dernier lieu, au suicide de leur propre civilisation, assassinaient par centaines de milliers des vies africaines qu’ils eurent voulu oublier dans les brumes de leur délire. Le sang et la boue se mêlaient au sol comme ces insectes qui s’aiment d’une étreinte mécanique et furieuse, se dévorant le cou, les yeux ouverts sur la mort, le fond impossible de la vie. »

 

Fasciné par les photographies d’un de ces supplices, l’écrivain français Georges Bataille a voulu, lui, y voir une forme d’érotisme.

À sa manière, l’auteur prend la balle au bond. Xi Xiao va tomber amoureux de Pierre Claes, qui deviendra la victime consentante de ce Chinois de la douleur et de son art de la « découpe humaine divinatoire ».

« Jamais la mort n’avait tenté de s’emparer de manière aussi vivante et imaginative d’un corps. » Un destin que Paul Kawczak semble lier, si on s’autorise à lire entre les lignes — ce que la richesse du roman permet —, au « suicide » de la civilisation européenne.

Père manquant, fils vengé

 

Au même moment, dans un coin reculé du Congo, avant de croiser un couple de missionnaires anglais exaltés, des porteurs bantous, un serpent baptisé Léopold et Paul Verlaine lui-même, Pierre Vanderdorpe, un médecin belge au service d’un puissant de la Société belge du Haut-Congo, traîne une peine immense.

Un temps amoureux de la mère de Pierre Claes, enfant qu’il avait adopté avant de disparaître sans se retourner et de faire de sa vie une peine d’amour, Vanderdorpe traîne ses regrets au milieu des fièvres et de la pourriture équatoriale.

Pour ce médecin sans remèdes, « l’existence est une aberration » et l’homme avoue rechercher en Afrique la meilleure façon de mourir. Il va la trouver.

Né en 1986 à Besançon, dans l’est de la France, après un détour par la Suède, Paul Kawczak vit à Chicoutimi depuis 2011, où il a soutenu en 2016 à l’UQAC une thèse de doctorat intitulée Le roman d’aventures littéraire de l’entre-deux-guerres français : le jeu du rêve et de l’action. Auteur de deux livres, L’extincteur adoptif (Moult éditions, 2015) et Un long soir (La Peuplade, 2017), il est depuis juin 2017 éditeur à La Peuplade.

En fait de roman d’aventures, il ne fait aucun doute que Paul Kawczak connaît ses classiques. Ténèbre en fait la preuve, et l’écrivain lance un clin d’œil appuyé à Joseph Conrad, qui y fait une discrète apparition. Ce dernier fut marin polonais sur le vapeur Roi des Belges sillonnant le fleuve Congo, avant de devenir un écrivain anglais et de dénoncer lui-même en 1899 le régime d’exactions au Congo dans Au cœur des ténèbres, sa nouvelle la plus célèbre. Récit de passions mortifères, d’amour sublimé, de catastrophes intimes et collectives, Ténèbre déploie avec force sa magie noire. Une grande part de la réussite du roman tient à ce que tous les fils du récit finissent par converger en une finale, disons, explosive.

Aux commandes de ce roman sombre à l’écriture impeccable, dosant avec justesse l’action et la profondeur, les injustices et les vengeances, Paul Kawczak nous tient en haleine du début à la fin. Du grand art

Les fantômes du roi Léopold

En novembre 2019, l’acteur Ben Affleck a annoncé qu’il projetait de produire et de réaliser un film sur les exactions commises au Congo sous le règne du roi Leopold II. King Leopold’s Ghost sera inspiré du best-seller éponyme — et parfois controversé — de l’historien et journaliste américain Adam Hochschild, qui est paru en anglais en 1998. Sa traduction française, Les fantômes du roi Léopold. La terreur coloniale dans l’État du Congo, 1884-1908 (Tallandier, 2007), vient d’être rééditée en poche. Un sujet dont on n’a pas fini d’entendre parler.

Ténèbre

★★★★

Paul Kawczak, La Peuplade, Chicoutimi, 2020, 320 pages



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