Huysmans sur papier bible

Élève le plus zélé de Zola et de l’école naturaliste à ses débuts, héritier du Baudelaire des Fleurs du mal, Joris-Karl Huysmans (1848-1907) n’a pas fini de faire parler de lui.
Son œuvre se fait l’écho de ses propres crises intérieures et d’une époque de profondes métamorphoses de la société française : industrialisation, découvertes scientifiques, destruction du vieux Paris sous les trouées hygiénistes du baron Haussmann.

Fils d’un immigré hollandais qui travaillait comme lithographe et d’une institutrice française, Huysmans — né Charles Marie Georges Huysmans — a passé trente ans comme employé au service du ministère français de l’Intérieur, tout en produisant une œuvre que l’on juge aujourd’hui considérable.
Depuis les débuts naturalistes de Marthe, histoire d’une fille (1876) jusqu’à En route (1895), en passant par À rebours (1884), son roman le plus célèbre, la trajectoire de Joris-Karl Huysmans a suivi étroitement, faut-il comprendre, celle des protagonistes de ses romans. Vient en témoigner aujourd’hui, il n’est jamais trop tard pour bien faire, une édition critique de « La Pléiade ».
Entre le missel et le livre de poche, imprimée sur papier bible et reliée sous couverture pleine peau dorée à l’or fin, voilà qui pourrait offrir par-delà sa mort un plaisir rare à l’auteur d’À rebours, son quatrième roman, souvent présenté comme un « bréviaire du décadentisme ».
Jean des Esseintes, son héros inusité, aristocrate en fin de ligne, dandy solitaire revenu de tout, hypocondriaque écrasé par un spleen sans issue, esthète « fini » et critique discret de la bourgeoisie triomphante de la fin du XIXe siècle, a vite marqué les esprits.
« Les sociétés qui finissent, les nations perdues, les races sur le point de mourir, laissent derrière elles des livres précurseurs de leur agonie », écrivait la même année l’écrivain Jules Barbey d’Aurevilly, qui voyait dans À rebours le miroir parfait d’une société en déclin.
Pour l’amateur huysmansien, au moment où le Musée d’Orsay à Paris consacre une vaste rétrospective aux goûts artistiques de l’écrivain (Huysmans critique d’art), signalons une édition illustrée grand format d’À rebours, enrichie d’une iconographie que Huysmans — lui-même critique d’art — évoque explicitement dans le roman, ou laisse entrevoir entre les lignes.
Reproductions de toiles de Gustave Moreau, d’estampes de Rodolphe Bresdin, supplicié de Goya et planches anatomiques. L’auteur d’À rebours avait d’ailleurs chez lui quelques-unes des œuvres que possédait des Esseintes.
À la fois le précurseur et l’envers de des Esseintes, Jean Folantin, le protagoniste d’À vau-l’eau (1882), petit employé de bureau englué dans la médiocrité de son quotidien, a fait bien des petits.
L’allégorie du destin moderne
« Si le bureau est son purgatoire, la rue est son enfer, écrivent André Guyaux et Pierre Jourde à propos de Folantin, qui ont mené à bien cette édition critique des Romans et nouvelles de Huysmans. Ce lointain héritier d’Ulysse, du Juif errant et de don Quichotte, qui a retenu les leçons de Flaubert, est devenu l’allégorie du destin moderne : l’existence n’a pas d’issue. Plus que celui de des Esseintes, le fantôme de Folantin hante le roman du XXe et du XXIe siècle. »
Ainsi, le Roquentin de Sartre, dans La nausée, doit beaucoup à Folantin. Michel Houellebecq, dont Huysmans est l’un des auteurs préférés — sans que cela nous étonne —, mettait en scène dans Soumission un universitaire chargé de diriger une édition critique des œuvres de Huysmans dans La Pléiade… De notre côté de l’Atlantique, Louis Carmain (Guano, Les offrandes) n’a jamais caché l’influence de Huysmans sur son écriture.
La portée de Huysmans est donc bien réelle. L’« orgue à parfums » qu’il imaginait dans À rebours, par exemple, a vite été adopté par les plus grands parfumeurs. Et pourtant : « Je pensais écrire pour dix personnes, ouvrer une sorte de livre hermétique, cadenassé aux sots.
À ma grande surprise, il s’est trouvé que quelques milliers de gens semés sur tous les points du globe étaient dans un état d’âme analogue au mien, écœurés par l’ignominieuse muflerie du présent siècle », confie-t-il dans une autobiographie déguisée parue en 1885.
Il n’est pas non plus interdit de croire que l’antidote puisse fonctionner pour conjurer les névroses de notre époque. Formidable styliste, Huysmans avance à découvert avec son pessimisme profond sur la nature humaine, de l’ironie à revendre, un humour peint en noir.
Mais les protagonistes de ses romans ne sont en réalité que des déguisements : Huysmans nous parle de lui-même, cela ne fait aucun doute.
La magie noire et le satanisme, les séances de spiritisme, les consolations de l’art, l’écrivain aura tout essayé pour combattre son « dégoût de l’existence ». L’époque, même sur le plan spirituel, était aux expérimentations. Converti au catholicisme en 1891, son orgue à parfums présentera désormais des dominantes d’encens et de cire entre les plains-chants et le De profundis.
Devant les excentricités radicales d’À rebours, Barbey d’Aurevilly aura ce mot : « Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix. » Rappelant cette phrase dans une préface qu’il signe en 1903, quelques années avant sa mort, Huysmans se permet de l’actualiser : « C’est fait. »
Extrait d’«À rebours»
Il flairait une sottise si invétérée, une telle exécration pour ses idées à lui, un tel mépris pour la littérature, pour l’art, pour tout ce qu’il adorait, implantés, ancrés dans ces étroits cerveaux de négociants, exclusivement préoccupés de filouteries et d’argent et seulement accessibles à cette basse distraction des esprits médiocres, la politique, qu’il rentrait en rage chez lui et se verrouillait avec ses livres.