«Procès verbal»: à la défense de la parole complexe

Est-ce bien vrai qu’on ne peut plus rien dire, comme le répètent tant de chroniqueurs, d’humoristes et d’autres amants de la phrase toute faite ? Vous voulez faire rire Valérie Lefebvre-Faucher ? Posez-lui cette question.
« Je pense que c’est vrai qu’il faut s’inquiéter pour la liberté d’expression, mais ce n’est pas la même chose que de se plaindre des réactions que l’on suscite quand on parle », lance en souriant à pleines dents celle dans la vie de qui cette question tentaculaire — la liberté d’expression — s’est invitée brutalement en 2008, quand les multinationales Barrick Gold et Banro ont intenté des poursuites totalisant 11 millions de dollars contre Écosociété, où elle était alors éditrice.
C’est par un passionnant récit des coulisses de ce qui deviendra l’affaire Noir Canada — du nom de l’ouvrage d’Alain Deneault, de William Sacher et de Delphine Abadie mis en cause dans la poursuite pour diffamation déposée par les minières susmentionnées — que s’amorce Procès verbal. Mais c’est sous tous ses angles que la militante et féministe, qui signe ici son premier livre, ausculte le sujet de la parole publique, en prenant soin de souligner que les limites que lui imposent l’argent et le pouvoir sont plus violentes que celles imposées par ce qu’on nomme, sans trop de précision, le « politiquement correct ».
On n’est pas obligés de se laisser réduire par les outils médiatiques qui nous rapetissent. Le fait qu’on accepte tous que notre parole perde en nuances, c’est grave.
« Souvent, les gens qui affirment qu’on ne peut plus rien dire en ont contre ceux qui, en ce moment, contestent les rapports de pouvoir dans la parole. J’aimerais qu’on ne vive pas ce mouvement seulement comme un désir de faire taire. Pour moi, c’est surtout un désir de faire entendre autre chose, autre chose qui était effacée avant. Il y a des inégalités dans l’accès à la parole et, dans cette renégociation de l’accès à la parole à laquelle on assiste, le sous-texte, c’est qu’il y a des gens qui n’y ont jamais eu accès. » Et qui désormais le revendiquent.
Plus de nuances, moins de slogans
Au confluent de la mise en scène et du réel, de l’essai et du roman, du littéraire et du politique, Procès verbal subvertit le vocabulaire judiciaire, tout en nourrissant le désir presque anachronique tant il est devenu rare d’inscrire le discours dans le doute, plutôt que dans l’affirmation péremptoire.
Si l’affaire Noir Canada opposait des adversaires aux moyens disproportionnés — un scénario digne de David et Goliath ayant suscité la sympathie pour un des deux partis —, les débats autour de l’appropriation culturelle, de la représentation des minorités ou du droit de parole des personnes accusées d’agressions sexuelles supposent, eux, un camaïeu de tonalités, une foule de bémols, dont peut difficilement témoigner un contexte médiatico-culturel où tout doit se dire rapidement, et où l’on doit choisir son camp.
« C’était ma grande peur avant de faire paraître ce livre : j’avais très peur de devoir en parler en deux lignes ou en deux minutes, confie Valérie Lefebvre-Faucher. Ce que je souhaite, c’est défendre la parole complexe, plurivoque, responsable, lente. Je souhaite dire qu’il est possible d’être solidaire de certaines personnes, même si on ne partage pas 100 % de leurs idées, qu’on devrait s’autoriser plus souvent à être solidaire, même si on n’a pas exactement les mêmes mots, les mêmes positions. Je voulais aussi dire qu’on a le droit de ne pas s’exprimer, que le silence fait également partie de la parole. »
À l’évidence, Procès verbal tient de l’invitation à la résistance. « Je trouve que nous qui faisons des métiers de la parole, on a la responsabilité d’être plus exigeants dans notre travail. On n’est pas obligés de se laisser réduire par les outils médiatiques qui nous rapetissent. Le fait qu’on accepte tous que notre parole perde en nuances, c’est grave. J’aimerais qu’on fasse plus de place pour les écritures lentes, les oeuvres bizarres, les trucs qui sont ambigus. Je pense qu’on a besoin de ça, plus que de slogans. »
Ce qui est réellement inquiétant…
Bien que l’affaire Noir Canada ait forcément été éprouvante, Valérie Lefebvre-Faucher n’aura jamais douté de la position à adopter, de la lutte à livrer. La situation à laquelle elle a fait face en 2018, alors qu’elle travaillait aux Éditions du remue-ménage, la placera quant à elle face à un réel dilemme intellectuel. À l’approche de la publication du collectif féministe Libérer la colère, une de ses contributrices est dénoncée en ligne pour des gestes de harcèlement et de violence verbale. L’équipe de remue-ménage, dont Valérie Lefebvre-Faucher, choisit de pilonner le premier tirage du livre, qui sera réimprimé sans les textes de cette auteure.
De cette histoire moins spectaculaire, mais beaucoup plus complexe que celle qu’elle avait vécue chez Écosociété, l’auteure émerge aujourd’hui avec une série de questions appelant peu de réponses définitives, mais bien de nécessaires pistes de réflexion.
Est-il possible de mettre au monde une parole subversive, dangereuse, tout en oeuvrant à un dialogue social plus harmonieux ? Comment continuer de s’engager socialement et politiquement sans toujours céder aux exhortations de ceux qui veulent que l’on se range d’un côté ou de l’autre ? En s’efforçant de faire entendre des voix nouvelles, dont celles des femmes et des minorités raciales, une éditrice envoie-t-elle à l’abattoir médiatique des personnes vulnérables aux attaques ?
Quant à l’affirmation voulant que la gauche en général, et les groupes féministes en particulier, soit aujourd’hui le berceau de la censure la plus insidieuse… Valérie Lefebvre-Faucher doute que la gauche, et les féministes, ait autant de pouvoir. « Que des journaux ferment, ça, c’est beaucoup plus inquiétant pour la liberté d’expression. Qu’il soit difficile de contester le modèle économique qui détruit les ressources naturelles sans être criminalisé, que les écologistes soient traités comme des terroristes, ça, c’est inquiétant. »