Comment la littérature pour ados parle-t-elle de sexualité aux jeunes?

« Qu’est-ce que ça fait, en dedans, quand on sent le poids de quelqu’un que l’on aime sur soi ? Quand ses mains froides entrent en dessous de notre t-shirt pour la toute première fois ? » Pour parler de sexualité dans Fé M Fé, Amélie Dumoulin a choisi le pouvoir de l’évocation. « Je n’avais vraiment pas envie de faire de la porn d’ados ! Plutôt que d’offrir une sexualité graphique, je souhaitais exprimer des choses par la littérature. Passer par les sens. »
Et les sens explosent dans son roman qui suit Fé, presque 15 ans, qui s’éprend de la styliste Fé(lixe). Au cœur de ce récit, un désir « de célébrer ». « Quand je l’ai écrit, je vivais dans le Village. Et je voyais de plus en plus de filles se tenant par la main, s’embrassant. Je trouvais ça super beau. Il y a des endroits dans le monde où ça chie, où on se fait tuer parce qu’on est gai ou lesbienne. Mais ici, même si c’est loin d’être parfait, ça se peut. »
Amélie Dumoulin éprouvait toutefois « un petit sentiment d’imposture » : « Je ne suis pas lesbienne. » Comment a-t-elle trouvé une telle justesse de ton ? « En posant des questions super gênantes à mes amies qui le sont ! Genre, quand vous étiez amoureuses à 14 ans, est-ce que vous regardiez vraiment les filles qui vous plaisaient ? Est-ce que ça passait par le corps ? » Elle a eu les réponses. Puis des conseils de son « écrivami » Simon Boulerice, modèle en littérature jeunesse, pour recevoir les coming out d’ados, leurs confessions bouleversantes.
Ado, qu’aurait-elle aimé lire dans les romans ? « J’aurais aimé me faire parler de cul, mais d’une bonne manière ! » La manière fine et éclatante qu’elle a employée pour parler d’amours homosexuelles dans Fé M Fé et sa suite, Fé Verte, a fasciné. « Ce n’était pas calculé, mais le roman est arrivé dans une mouvance. Il faut se le dire : les choses ont bougé depuis les cinq dernières années. »
Q pour queer
Le monde a changé. Catherine Girard-Audet en a conscience. Signant depuis 12 ans L’ABC des filles, guide pratique pour les adolescentes, elle a ajouté dans les éditions 2019 et 2020 un lexique sur l’identité sexuelle, où elle définit les termes « cisgenre », « queer » et « pansexualité ». « Je suis née en 1981. À l’époque, soit tu étais gai, hétéro ou bi. Maintenant, c’est bien plus éclaté. Les jeunes rejettent ces étiquettes ; elles existaient déjà par le passé, mais elles étaient moins bien vues ou abordées. » Pour l’abécédaire, elle a invité Laurence Beaupré-Battisti à écrire sur son expérience de femme trans. « Je voulais savoir comment on se sent, comment se passe la transformation ; avoir la perspective de quelqu’un qui le vit, c’est encore plus riche. »
En parallèle de son guide, Catherine Girard-Audet écrit la série Léa Olivier, où la sexualité est plus « délicate ». « Comme j’ai des lectrices de 9 ans, on n’est pas dans le graphique, on est dans le sentiment. » Sa pétillante héroïne terminant le secondaire, l’autrice planifie d’écrire « la première fois » de Léa. « Ce serait hypocrite de ne pas l’aborder. Je voulais attendre qu’elle soit rendue à un bon moment dans sa vie amoureuse, que ce soit consentant, sans pression. Après tout, on parle d’intimité entre deux personnes. C’est subtil, complexe. »
Geneviève Labelle insiste sur l’importance de bien traduire cette complexité. « Si on vise une éducation sexuelle pour les ados par la littérature, il faut amener du contexte, des émotions, des questionnements. » Bien plus que de simples scènes descriptives. Si la sexologue et psychothérapeute devait conseiller un auteur jeunesse pour mieux traiter de tels sujets, elle insisterait sur l’importance de ne pas « généraliser sa propre expérience, de ne pas reproduire des clichés, des stéréotypes, des visions négatives et étroites de la sexualité ». Bref, de se questionner. « Je comprends la différence entre une fiction et la réalité, et je suis d’accord avec la liberté de l’artiste, mais on est quand même responsables de ce qu’on met sur la place publique. »
Sur cette place, les jeunes lecteurs commencent enfin à avoir lentement accès à plus de personnages LGBTQ+. « C’est intéressant de libérer l’espace pour des gens qui ne pouvaient pas s’identifier à des modèles auparavant, dit Geneviève Labelle. Or, il faut être vigilant et le faire adéquatement, sans blesser les minorités qui doivent déjà se battre pour exister. Si on aborde les enjeux trans, par exemple, il faut se tenir à jour du vocabulaire. Il y a des choses qu’on disait il y a cinq ans qu’on ne dit plus. Il faut bien traduire les réalités, faire preuve de sensibilité. Après, on peut faire vivre ce qu’on veut à notre personnage. »
De Marie-Tempête à Lili-la-Lune
Adolescente, Amélie Bibeau trouvait les personnages des romans pour son âge drôlement sages : « Je trouvais tout aseptisé, censuré. » Puis, elle est tombée sur la série Marie-Tempête, de Dominique Demers, et celle des Cassiopée, de Michèle Marineau. « C’est la première fois qu’on en parlait de façon honnête. »
C’est cette consigne qu’elle s’est donnée en se lançant dans l’écriture des quatre tomes de Lili-La-Lune. Être honnête. Réaliste. Pas question d’enjoliver. D’autant plus qu’elle aborde la grave question des agressions sexuelles, de leurs conséquences, ce qui arrive lorsqu’on porte plainte. La scène où l’héroïne se fait agresser a été difficile à écrire pour la Sherbrookoise. « Il fallait que je sois juste. Et crue. Mais pas déplacée. Chaque mot a été pesé. Évalué, réévalué. Trop ? Pas assez ? Il y a le mot “pénis” une fois. Il est voulu. »
Pour parler de sexualité saine et consentante, Amélie Bibeau passe par la suggestion, joue avec les images et les arrêts sur ces dernières. Devant une scène se terminant par une main glissée sous la jupe, « le lecteur de 18 ans comprend ce qui se passe ; celui de 12 pense qu’il touche sa cuisse, c’est tout ».
Grâce à son authenticité, la créative autrice reçoit souvent des remerciements. « C’est rare qu’on parle de vraies affaires comme ça ! » lui a écrit une fan de Lili. Or, c’est un lecteur de Derrière le masque, sa nouvelle série consacrée à la lutte et à la sexualité du point de vue d’un ado de 17 ans, qui lui a fait le compliment suprême : « C’est le roman le plus adolescent que j’aie jamais lu. »