Sylvain Tesson pourchasse l’arrière-monde dans «La panthère des neiges»

Sur une terrasse de la place de Brouckère, à Bruxelles, savourant une lampée de bière et souriant derrière un nuage opaque de fumée, Sylvain Tesson est redevenu l’homme des villes et le grand voyageur que l’on connaît. Il écrase la tête de son cigare puis nous serre joyeusement la pince. Entre l’hédoniste urbain que nous rencontrons aujourd’hui et la personnalité contemplative devinée au fil des courts chapitres de La panthère des neiges, le contraste est saisissant. Il peut bien avoir le cœur à la fête : il vient de remporter le Renaudot, alors que son livre, sorti quelques semaines après la date limite, n’était même pas inscrit parmi les finalistes.
Même s’il est à son aise dans l’agitation du monde civilisé, Tesson n’est plus le même depuis que son regard a croisé celui de la panthère des neiges dans les montagnes de la Haute-Asie. « Je ne veux pas faire de la spiritualité de bistrot, ironise-t-il, mais, en plus de la majesté de cet animal, c’est l’expérience de l’attente et de la patience qui s’est avérée bienfaitrice. Elle a confirmé en moi le sentiment que nous nous trompons quand nous vivons dans la vitesse et dans la satisfaction immédiate de nos désirs. C’est une évidence ; c’est presque banal de le dire, mais, pourtant, jamais nous ne prenons vraiment le temps de nous arrêter. »
En lui s’étaient déjà infusées les vertus de cette attente lorsqu’il a vécu six mois dans la solitude d’une cabane aux abords du lac Baïkal, une aventure racontée d’une plume délicate et philosophe dans Les forêts de Sibérie. Il a maintenant poussé l’aventure un cran plus loin dans le froid des montagnes tibétaines en compagnie du photographe animalier Vincent Munier, s’initiant à la technique de l’affût et passant de longues heures à attendre l’animal en se modelant à ses comportements.
Renoncer à l’humanisme ?
Il ne reste plus que 4000 ou 5000 panthères des neiges dans le monde. Les chercher dans les massifs asiatiques, en risquant bien de ne jamais les trouver, est une manière pour le moins radicale de se confronter au rôle joué par l’être humain dans la quasi-extermination de ces félins qui furent jadis souverains sur leurs terres.
« Le déni n’est plus possible, affirme Sylvain Tesson. Arpenter ce territoire, qui est encore sauvage mais qui a tout de même été amputé par l’homme, permet de prendre la mesure de nos erreurs. Mais ainsi va l’homme : il attend qu’un problème affecte durement son propre quotidien pour en prendre conscience. »
« Munier n’est pas un humaniste », écrit d’ailleurs Tesson au sujet de son camarade d’expédition. Trop sensible à la splendeur des bêtes pour se réjouir des progrès de l’homme. « Si l’humanisme implique, comme c’est trop souvent le cas, de placer l’humain au centre de notre conception du monde en omettant la nature et les animaux, je n’en suis pas non plus », lâche Sylvain Tesson.
Et le divin fut
Miracle. Après quelques jours d’affût, la panthère est apparue. Une vision irréelle. Et même une impression « d’accéder à l’arrière-monde », comme le dit Tesson. « Même si l’animal n’en a que faire d’interagir avec l’humain, quelque chose de puissant s’est produit dans le seul acte de nos présences partagées et dans le simple fait de regarder la noble créature. »
Tesson n’a pas peur des mots. Il n’hésite pas à évoquer le sacré, le mystique. Il décrit un sentiment puissant, celui « d’accéder pour vrai à une profonde altérité ». « C’est difficile à expliquer, mais je pense que c’est le caractère ancestral et archaïque de la présence de cet animal dans cet environnement qui touche à une dimension profondément spirituelle. Le livre, d’ailleurs, expose ce ressenti mystique au sujet de la panthère mais aussi à propos d’autres animaux rencontrés dans notre périple : loups, yacks, ânes, renards. »
C’est difficile à expliquer, mais je pense que c’est le caractère ancestral et archaïque de la présence de cet animal dans cet environnement qui touche à une dimension profondément spirituelle
Si la vue de la panthère des neiges trace un chemin vers l’au-delà, elle renvoie aussi celui qui la croise à son intériorité la plus profonde, selon Sylvain Tesson. Dans l’œil imperturbable de la panthère, le voyageur a notamment vu émerger le souvenir de sa mère et de la femme de sa vie. « Au fond, j’y voyais l’indicible, le mystérieux, l’évanescent. C’est ainsi que sont apparues des images de mes proches disparus, me plongeant brutalement dans l’intime », précise-t-il.
Observer la bête, c’est aussi avoir accès à une forme d’art pure, dit l’écrivain. À la page 47, ébahi par l’élégance des antilopes, il écrit : « Elles avaient surgi, vibrant d’abord dans le lointain, s’approchant, fixant leur contour, et posées là soudain dans une présence fragile que la moindre inquiétude aurait suffi à faire s’évanouir. C’était de l’art. »
Critique de «La panthère des neiges»

À l’invitation du photographe animalier Vincent Munier, habitué des hauts plateaux tibétains où vit la panthère des neiges, prédateur aussi rare que furtif, Sylvain Tesson part traquer l’invisible. En mouvement perpétuel depuis 25 ans, Tesson y est loin de sa zone de confort : « Je tenais l’immobilité pour une répétition générale de la mort. » À 5000 mètres d’altitude au Tibet, à l’affût parmi les yacks et les enfants rieurs, au milieu de cette « éternité gelée », Munier lui apprend à regarder. La panthère des neiges est une leçon de regard, mais aussi un pudique récit de deuil. Celui de sa mère, d’abord, et celui d’un amour perdu. Fantômes que fait revivre chacune des apparitions de cette bête lumineuse — à la Pierre Perrault. En filigrane, on y lit aussi le deuil d’un mode de vie, lui qui est resté diminué après son tragique accident de 2014. Devant la panthère des neiges, dans le « face-à-face de notre admiration et de son indifférence », on retrouve un Sylvain Tesson en quelque sorte posé, n’ayant peut-être plus la force de fuir. Dans ce qui est l’un de ses plus beaux livres, son écriture en est le miroir : sans enflure, tout en rondeur, sublimée.
Christian DesmeulesExtrait de «La panthère des neiges»
Elle reposait, couchée au pied d’un ressaut de rochers déjà sombres, dissimulée dans les buissons. Le ruisseau de la gorge serpentait cent mètres plus bas. On serait passé à un pas sans la voir. Ce fut une apparition religieuse. Aujourd’hui, le souvenir de cette vision revêt en moi un caractère sacré. Elle levait la tête, humait l’air. Elle portait l’héraldique du paysage tibétain. Son pelage, marqueterie d’or et de bronze, appartenait au jour, à la nuit, au ciel et à la terre.