Les nobles blasphèmes de Ghislain Taschereau

Ces « fucking » qui ponctuent la parlure de beaucoup de Québécois francophones ? Le tic delangage, qui sévit autant chez le concurrent de téléréalité que chez le musicien underground, commençait à sérieusement agacer Ghislain Taschereau.
« Un jour, en disant “osti de tabarnac”, j’ai entendu la particule nobiliaire, le “de”, et c’est là que je me suis dit : “Nos jurons sont nobles !” Pourquoi s’en remettre à un juron qui n’est pas dans notre langue ? En plus, nous, on peut les conjuguer, en faire des adverbes. Ils sont beaux, nos jurons ! » raconte le populaire auteur en se rappelant la genèse d’Osti de Tabarnac, preux chevalier francol, son premier roman de chevalerie (et sorte de réponse à la question « À quoi aurait ressemblé Game of Thrones si Pierre Falardeau en avait signé la réalisation ? »).
Contrairement à Tag et Étoiles tombantes, les deux précédentes fictions (Goélette, 2014 et 2015) de l’ex-Bleu Poudre qui faisaient apparaître sous nos yeux, avec un furieux désespoir, un monde putréfié par l’argent et le narcissisme, Osti de Tabarnac laisse le citoyen en colère céder l’avant-scène au lecteur vorace et curieux, qui a fait ses devoirs et bien digéré les classiques du genre auquel il se mesure.
À commencer par la fresque historique Fortune de France (13 costauds volumes publiés entre 1977 et 2003) de Robert Merle, dans laquelle le défunt écrivain reconstitue un français mêlé d’archaïsmes et d’occitan et où flamboie tout le savoir-faire de ce spécialiste de « la phrase-fleuve, merveilleusement construite, où tu ne te perds pas même si la phrase fait une page. »

Objectif de Taschereau : « dire [à l’instar de son maître Merle] les choses le plus bellement possible », tout en tentant d’arracher aux mots d’Église qui composent son titre toute leur charge blasphématoire, à force de les écrire et de les réécrire (près de 600 occurrences d’« osti » et un peu moins de 800 de « tabarnac »).
« Je voulais exorciser ces deux mots-là, que le lecteur se dise : “On est loin du juron, on est loin de Bob Binette.” » Parce que la vulgarité, comme de raison, est beaucoup plus affaire de valeurs, d’idées, de comportements que de vocabulaire.
L’éducation qui cure tout
Résumé très succinct : dans un Moyen Âge imaginaire, les Francols doivent se défendre contre l’invasion de l’armée de l’Unifolie et de Sa Majesté Qing Bloke, mais ils peuvent heureusement compter sur la bravoure des Chevaliers du déconcrissage, une solide bande de méchants moineaux formée d’Osti de Tabarnac, d’Osti de Tocson, d’Osti de Tophe, d’Osti de Pyssou, de Quarisse de Câlisse et de Kérisse de Gorlhau.
Gros comme la feuille d’érable au milieu du drapeau, le clin d’œil à la situation constitutionnelle québéco-canadienne ? Yes. Et pourtant, Osti de Tabarnac tient moins du miroir tendu à notre histoire que de la fable fustigeant une époque (la nôtre) où les élites, même si elles ne portent plus de couronne, se reproduisent toujours entre elles, dans le lit confortable de la grosse piastre.
C’est ainsi, au final, sa société idéale — fraternelle, ouverte, fière — que fantasme Taschereau à travers ce roman chevaleresque bien sûr rempli de passages comiques, mais derrière lequel se cache aussi un étonnant plaidoyer pour la solidarité et la connaissance, qui éclaireraient les ténèbres de l’ignorance et de la violence.
« Il n’est / d’erreurs, / de désespoirs / et de complexes / que les Francols n’endurent. // Il n’est d’erreurs, / de désespoirs / et de complexes / que l’éducation ne cure. » Telle est la devise de Chevalier Osti de Tabarnac. Telle pourrait également être la devise de Ghislain Taschereau, onzième enfant d’une famille de onze, né à Saint-Pierre-Baptiste, dans les Bois-Francs, d’un père garagiste et d’une mère qui se faisait un point d’honneur d’apprendre à lire à sa progéniture avant même qu’elle entre à l’école.
« Il n’est de problème que l’éducation ne cure : j’y crois totalement », répète l’auteur avec la conviction de celui qui sait de quoi il parle. « Plus tu es éduqué, plus tu comprends ce qui se passe autour de toi, plus t’as le désir de partager, moins t’es réactionnaire. »
Se cultiver soi, pas sa hargne
Vingt-cinq ans après la diffusion du dernier épisode de Taquinons la planète (1994) et plus de vingt ans après la publication du premier tome des enquêtes de l’inspecteur Specteur (1998), Ghislain Taschereau est toujours interpellé sous le nom de Bob Binette dans les salons du livre de la province, par d’indélicats téléphages ignorant tout de sa pas-si-nouvelle vie littéraire. La preuve, observe l’homme qui soufflait à l’oreille de Yasser Arafat, que « la télé laisse dans le cerveau des gens des traces hallucinantes », un petit désagrément dont il choisit de s’amuser plutôt que de s’en hérisser.
Mais un retour à la satire sociopolitique ? Ne comptez pas sur lui pour renfiler le manteau en cuir de son inoubliable bum bègue. « Je n’ai pas regardé les deux derniers Bye Bye, parce que ça me déprime trop, confie-t-il. Rire du fait que nos gouvernements rient de nous autres, moi, ça me fait de moins en moins rire. En 1989, je faisais des blagues [à 100 limite] sur des magouilles politiques et j’ai l’impression que ça n’a pas changé. Pendant ce temps-là, nous, on évolue. Moi, je lis, je me nourris, je m’enrichis, pis au gouvernement, c’est le statu quo. Je préfère me cultiver plutôt que de cultiver ma hargne. »
Ghislain Taschereau, chevalier de la zénitude ? « Ça vient avec l’âge », dit l’écrivain de 56 ans, en riant généreusement. « Ça prend du temps avant de ne plus tout te mettre sur les épaules, même si ça n’arrête pas de me rendre triste que tout le monde n’ait pas accès à l’éducation gratuite, que les riches puissent envoyer leurs enfants à l’école privée, que leurs enfants puissent mettre toutes leurs énergies sur les études, pendant que les autres doivent travailler au Tim Hortons pour payer leurs droits de scolarité. »
Ghislain Taschereau sera au SLM du 21 au 24 novembre.