Pastorale américaine avec Joyce Carol Oates

Depuis le meurtre en 1993 de David Gunn, premier médecin assassiné aux États-Unis par un militant pro-vie, la violence antiavortement au pays de l’oncle Sam est devenue une chose presque normale. Et depuis l’étranger, la question du droit à l’avortement semble cristalliser, mieux que tous les autres enjeux, tous les clivages et les crispations de la société américaine.
Dans Un livre de martyrs américains, la très prolifique écrivaine américaine Joyce Carol Oates, 81 ans, qui a plus de 150 livres — romans, nouvelles, poésie, théâtre ou essais — à son actif, s’invite dans un débat qui ne semble pas près de s’éteindre, avec ce qui est peut-être l’un de ses meilleurs livres. Et elle le fait à sa manière.

Comme elle l’avait fait, par exemple, avec Blonde (Stock, 2000), inspiré de la vie tragique de Marilyn Monroe. Ou avec Les chutes (Philippe Rey, 2005, prix Femina étranger), dans lequel elle explorait en détail les conséquences d’un suicide.
Le 2 novembre 1999, dans Un livre de martyrs américains, Luther Dunphy, chrétien fondamentaliste et autoproclamé « soldat de l’Armée de Dieu », tire à bout portant sur Augustus Voorhees, l’un des « médecins avorteurs » du Centre des femmes d’une petite ville de l’Ohio.
Au fil des 860 pages du roman, la romancière fera alterner les points de vue, dans une focalisation souvent très rapprochée, mesurant l’onde de choc de cette tragédie qui se déploie de tous les côtés. Plus qu’un face-à-face sans pitié entre deux personnages et deux visions du monde opposés, loin même de tout manichéisme, le roman de Joyce Carol Oates explore cette complexité, cette humanité dirait-on. Et c’est ce qui en fait la grande force.
Au cœur de ce roman où se déploient des enjeux philosophiques et religieux, politiques et patriotiques, voire spirituels, se trouvent deux familles, elles-mêmes issues de deux Amérique distinctes et opposées, chacune se sentant investie d’une mission, et qui sont malgré elles reliées par cet acte de violence.
Ainsi, les épouses respectives de Luther Dunphy (qui sera condamné à la peine capitale) et d’Augustus Voorhees auront pour leur part du mal à composer avec cet événement. Même chose pour leurs enfants. Car derrière les porte-étendards d’une cause, il y a ceux et celles qu’on néglige souvent de regarder, les victimes involontaires et accidentelles. La tragédie est individuelle et à la fois collective, et la narration polyphonique du roman renvoie à cette complexité.
S’il ne fait aucun doute que les convictions personnelles de l’écrivaine la placent du côté de la liberté — en particulier celle des femmes — et du mouvement « pro-choix », JCO soigne l’humanité de tous ses personnages, sans jamais les juger ni les caricaturer.
Lançant un profond coup de sonde au cœur de la société américaine d’aujourd’hui, Joyce Carol Oates nous donne ici un livre puissant, un peu torrentiel comme c’est souvent le cas chez elle, mais totalement immergé dans la nuance. Qui sont les « martyrs » du titre ? La victime ou son meurtrier, les fœtus qui ne connaîtront pas la vie, les membres des familles du médecin et de l’assassin ? Le peuple américain dans son ensemble ?
Une question que le roman laissera bien entendu sans réponse, ce qui est tout à son honneur.
Trois questions à Joyce Carol Oates
Depuis le meurtre de David Gunn en 1993, la violence antiavortement aux États-Unis n’a fait que croître. Cet enjeu symbolise-t-il tous les clivages de la société américaine ?
« Pour un chrétien évangéliste, l’assassinat d’un avorteur est un geste sacrificiel commis au service de Jésus. Pour un Américain éduqué et libéral, ce même geste est un meurtre sauvage. Les États-Unis n’ont jamais été aussi divisés entre les passions des « croyants » (et par extension celles des nationalistes blancs) et les passions des libéraux, qui croient dans la liberté des femmes à disposer de leur corps. Mais fondamentalement, j’écris sur les gens — avec sympathie et profondeur. Je n’ai aucun intérêt à glisser de manière superficielle sur la question des relations humaines complexes. »
Votre roman refuse tout manichéisme. Pour un écrivain, la vérité passe-t-elle par des tonalités de gris plutôt que par le noir et blanc ?
« Les êtres humains sont extrêmement complexes, personne n’est simplement noir ou blanc. — y compris un assassin antiavortement passionné qui croit qu’il agit pour accomplir le commandement de Dieu, et non par malice personnelle. La plupart des gens croient à ce qu’on leur a enseigné et, dans une société où prédominent les médias sociaux, de plus en plus de gens semblent croire ce qu’ils ont été (mal) amenés à croire. La religion a toujours fait l’effort “d’éduquer ” la population — on pourrait même parler de “lavage de cerveau”. Seule l’éducation permet aux individus de surmonter les conflits mineurs et le sectarisme raciste — aux États-Unis, on a permis que les normes éducatives baissent de façon spectaculaire, dans l’espoir que la populace puisse être plus facilement influencée par la propagande. Je crois que l’art sérieux peut réorienter nos attentions vers l’intérieur, en vue du partage d’un point commun. »
Paradoxalement, ce débat semble être surtout une affaire d’hommes…
« Dans toute l’histoire de l’avortement et de la violence liée à l’avortement aux États-Unis, seuls des hommes ont été impliqués — à titre d’avorteurs et d’assassins. Vous évoquez l’assassinat de David Gunn, mais c’est le meurtre du Dr George Tiller en 2009, à Wichita, au Kansas, qui est la genèse d’Un livre de martyrs américains. Ironiquement, George Tiller était lui-même un chrétien ardent, et il a été assassiné dans sa propre église ! Les femmes ont été victimisées, bien sûr, mais jamais assassinées. Et jusqu’à présent, aucune femme n’a été du côté des assassins. »