«Miss Islande»: une femme et ses ailes

Avec sa prose perspicace et son éternel comique de surface, Auður Ava Ólafsdóttir marque tous ces territoires que peut conquérir une femme.
Photo: Pedro Ruiz Le Devoir Avec sa prose perspicace et son éternel comique de surface, Auður Ava Ólafsdóttir marque tous ces territoires que peut conquérir une femme.

Il faut ouvrir Miss Islande en sachant que ce titre est évidemment, à la manière rusée d’Auður Ava Ólafsdóttir, une puissante ironie. Hekla, jeune narratrice affirmée au cœur de ce sixième roman de l’écrivaine islandaise, ne sera pas plus « Miss » que vous et moi — et il faut voir tout le panache avec lequel elle échappe à ce costume érigé en destin, tout comme à celui d’être une femme, simplement. Voyez-vous, nous sommes dans l’Islande de 1963, à Reykjavik, dans un monde… d’hommes.

Tout juste débarquée avec sa Remington dans la capitale islandaise après une jeunesse dans la vastitude de la province des Dalir, Hekla a comme subversive ambition de devenir écrivaine — et d’avoir un lieu à elle pour le faire. Mais comme on la juge très belle et qu’une femme, dans le carcan idéologique d’alors, ne saurait être autre chose qu’un corps, un homme de l’Académie de la beauté la presse sans discontinuer d’être candidate pour « Miss Islande ». Pendant ce temps, au restaurant de l’hôtel où elle a fini par trouver du travail, d’autres la traitent comme une pièce de viande. « Ces hommes qui m’invitent à sortir avec eux. Ces hommes qui ont du pouvoir. Je les éconduis toujours poliment et ça ne leur plaît pas, écrit-elle. Ils ont l’habitude d’obtenir ce qu’ils veulent. »

En dépit de ces injustices et de ces grossièretés, Hekla reste d’une confiance inébranlable et continue de s’écarter du schéma dominant, entrant dans les cafés où traînent des poètes (tous des hommes), s’imaginant devenir peut-être hôtesse de l’air, découvrant enfin Le deuxième sexe. Autour d’elle, ses proches ne sont pas plus dans la conformité : sa grande amie Ísey, que deux grossesses ont forcée à une vie domestique, cache un carnet dans un seau pour que son mari ne sache pas qu’elle écrit ; son ami Jón John, lui, un homosexuel qui vit un cauchemar à travailler sur les navires de pêche plutôt que dans un atelier de couture, ne rêve que de s’enfuir là où il sera respecté, surtout libre d’être lui-même.

Si ses romans précédents ont à peu près tous porté la voix et l’expérience de femmes, Miss Islande est le premier titre d’Auður Ava Ólafsdóttir à adopter aussi résolument une posture féministe et revendicatrice. Nombreuses sont les lignées de femmes dans ce roman comme un dard, nombreuses sont les références à leur travail — littéraire, mais pas seulement. Sur le plan narratif, rien n’est anodin : Hekla appelle Jón John « mon marin » et réfère à son copain poète Starkadur (une figure douce, mais représentant la « masculinité » littéraire de l’époque) par « mon poète », si bien qu’on finit… par en oublier son nom. Autant de manières de montrer que la cheffe d’orchestre, c’est elle.

Avec sa prose perspicace et son éternel comique de surface, Auður Ava Ólafsdóttir marque dans ce roman aussi subtil que volontaire tous ces territoires que peut conquérir une femme malgré les portes fermées à double tour devant elle. Miss Islande, au-delà de son titre, rétablit ainsi une histoire que l’Histoire avait oubliée, à moins que ce ne soit laissé, dans ses interstices.

Miss Islande

★★★★

Auður Ava Ólafsdóttir, Zulma, Paris, 2019, 288 pages

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