«Manam»: le devoir de ne pas désespérer

« Moi, je suis fascinée par les survivants », lance Rima Elkouri à mi-chemin de notre entretien, une confidence qui tient de l’évidence pour qui lit assidûment ses chroniques dans La Presse, au cœur desquelles les rescapés du pire — guerres, migrations forcées, horreurs en tout genre — tiennent fréquemment le rôle principal.
« Nous sommes nos silences encore plus que nos mots », écrit-elle aujourd’hui dans Manam, son premier roman, lui aussi fasciné par la relation qu’entretiennent avec leurs souvenirs douloureux ceux et celles qui préféreraient, souvent, tout simplement pouvoir oublier.
Léa, une institutrice montréalaise, entend l’appel des racines quand sa grand-mère — sa Téta — meurt à 107 ans. Pourquoi n’a-t-elle jamais osé insister afin qu’elle lui raconte cette barbarie — le génocide arménien — à laquelle elle a survécu ?
Happée par un mélange de culpabilité et de soif de savoir, elle entreprend de mener une enquête en Turquie et en Syrie, un pèlerinage qu’a elle-même effectué Rima Elkouri dans la foulée de la mort de sa propre grand-mère et du centenaire du génocide arménien (2015), lesquels faisaient émerger en elle une conscience nouvelle, et vive, de cette part de son héritage familial.
Mais comment expliquer qu’une femme née à Montréal sente le poids lourd de ce passé violent peser sur sa mémoire, alors qu’elle ne l’a, comme de raison, pas vécu ? « C’est assez typique en fait que ce soit les petits-enfants des survivants qui deviennent les dépositaires de la mémoire de leurs grands-parents », observe la nouvelle romancière au sujet de ce qu’on appelle le traumatisme intergénérationnel.
C’est assez typique que ce soit les petits-enfants des survivants qui deviennent les dépositaires de la mémoire de leurs grands-parents
L’histoire familiale aura donc été pour elle une généreuse matière première, qu’elle conjuguera à la lecture de différents récits ainsi qu’à des entretiens avec quelques-uns des derniers survivants montréalais du génocide. Et non, précise-t-elle en riant, ce n’est pas du placement de produit, mais bien une authentique anecdote, que ce grand-père francophile qui s’abonne dès 1920 à La Presse, alors qu’il vit toujours en Syrie.
« Beaucoup de survivants de l’Holocauste disent : “Je n’étais pas capable d’en parler et c’est ma petite-fille qui m’a fait comprendre à quel point c’est important de le faire”, poursuit plus sérieusement l’auteure. Les enfants des survivants, eux, doivent étudier, honorer leurs parents, ils n’osent pas poser de questions, parce qu’ils sentent bien dans les silences que c’est extrêmement sensible. Ce n’est pas rare que ça prenne trois générations pour que les petits-enfants se réapproprient cette mémoire, et ce processus-là devient une forme de résistance. »
Le passé, miroir du présent
Dans une des scènes les plus poignantes de Manam, Houda, une des élèves de Léa, participe au spectacle de Noël de son école. Il y a deux ans, précise la narratrice, cette enfant était gravement blessée à une jambe par l’explosion d’une bombe, à Damas. Et maintenant, « une petite fille qui a vu la mort dansait et chantait sous le regard ému de ses parents ».
On aura tôt compris que si ce roman fouille les ramifications profondes et parfois insoupçonnées de la mémoire traumatique, il parle aussi du présent et rappelle finement que quiconque s’émeut du sort des victimes du génocide arménien devrait aussi, minimalement, s’émouvoir de celui, par exemple, des réfugiés syriens. « Et la question qu’on peut se poser, c’est : “Est-ce qu’on en fait assez pour ces migrants ?” », ajoute Rima Elkouri, en se gardant bien de fournir la réponse, qu’on devine pourtant facilement.
Espoir. Le mot reviendra comme un leitmotiv au cours de la conversation, parce que par-delà ce nœud identitaire à dénouer, c’est une leçon d’espoir qu’a offerte sa grand-mère à Léa, et ses grands-parents à Rima. Comment s’incarne chez elle, au quotidien, cette vertu à la fois puissante et difficile à cerner ? Elle sourcille et sourit, l’air de vouloir dire « Tu me demandes vraiment de régler en quelques phrases une des questions cardinales de ma vie de journaliste et d’auteure ? »
« Je peux dire que je me sens vraiment privilégiée, confie-t-elle après un long silence. Je suis la petite-fille d’un homme qui a perdu son père et son frère dans un génocide, qui a marché jusqu’en Syrie, qui a été obligé de lâcher l’école à 16 ans, qui a fait vivre sa famille, qui a appris le français dans le dictionnaire. Moi, je suis née ici et j’ai pu faire tous les choix que je voulais. Je sens que j’ai une dette envers les gens qui m’ont permis de vivre cette vie-là. Cette dette-là passe par le devoir de ne pas être désespérée. On n’a pas le droit de désespérer, même si le monde est désespérant. »
L’espoir continuera aussi de fleurir, croit-elle, grâce à toutes ces mains tendues par des gens qui, même si le gouvernement turc refuse toujours de reconnaître le génocide arménien, admettent, eux, que ceux qui les ont précédés portent leur lot de responsabilités. Dans la maison où a grandi sa grand-mère, Léa reçoit les excuses de son occupante, une femme qui n’a, bien sûr, rien à se reprocher personnellement, mais dont les ancêtres ont été du côté des bourreaux.
« C’est inspiré d’un fait vécu, d’une femme turque à qui je racontais ma quête et qui s’est excusée. Je lui ai dit : “C’est pas vraiment de votre faute, c’est vos ancêtres”, mais, en même temps, c’était super émouvant. C’est une forme de baume. Au-delà de ce que disent les politiciens, il y a une sagesse populaire qui donne de l’espoir. »