Un corps comme le mien

Dans les livres de Billy-Ray Belcourt et Joshua Whitehead, on retrouve des confessions bouleversantes de jeunes gens ayant appris à aimer sur l’application Grindr.
Photo: Museum of New Mexico / Domaine public Dans les livres de Billy-Ray Belcourt et Joshua Whitehead, on retrouve des confessions bouleversantes de jeunes gens ayant appris à aimer sur l’application Grindr.

Billy-Ray Belcourt et Joshua Whitehead sont tous les deux Autochtones du Canada, bispirituels et vingtenaires. Le premier est Cri, de la Première Nation de Driftpile en Alberta. Le second est Oji-Cri, de la Première Nation de Peguis au Manitoba.

De Belcourt, les éditions Triptyque proposent Cette blessure est un territoire, un recueil de poèmes traduit de l’anglais par Mishka Lavigne.

De Whitehead, les éditions Mémoire d’encrier offrent Jonny Appleseed, un roman traduit de l’anglais par Arianne Des Rochers.

Dans les deux cas, il s’agit des confessions bouleversantes de jeunes gens ayant appris à aimer sur l’application Grindr.

Poèmes tristes

 

D’abord paru à Calgary en 2017, Cette blessure est un territoire réunit 37 fragments d’une page ou deux, des poèmes en vers et en prose, mais également en listes et en dialogues, des textes aussi courts que denses, aussi percutants que laconiques, où il est d’abord et avant tout question du corps.

« Si j’ai un corps, faites que ce soit un recueil de poèmes tristes. je suis sérieux. l’autochtonie rend trouble l’idée même d’“avoir” un corps, donc si j’ai, par un quelconque miracle, un corps, alors faites que ma peau soit un collage de méditations sur l’amour et d’identités éclatées. »

Dans ces pages poignantes, remplies d’images fortes, le corps est queer et autochtone, bien entendu, mais il est aussi sexuel et spirituel, colonisé et décolonisé, souillé et sacré, inadéquat et sublime. Être queer, c’est « savoir que ton corps est à la fois trop et pas assez pour ce monde ».

Quant au colonialisme, Belcourt écrit : il « nous a brisés, et nous essayons encore de voir comment on peut aimer et être brisés en même temps ».

En somme, c’est un corps en quête d’incarnation que celui du narrateur, un corps en réappropriation, donc subversif, engagé dans une sorte de révolution, une forme de résistance. « Un jour j’ouvrirai mon corps / pour libérer toutes les personnes prisonnières à l’intérieur de moi. »

L’auteur, aussi étudiant au doctorat à l’Université d’Alberta, ne manque certainement pas de mots pour décrire sa démarche.

En épilogue à son recueil, il écrit : « Cette blessure est un territoire, alors, n’est autre qu’un hommage au potentiel de la tristesse, pour montrer qu’un corps qui se désincarne, une poétique du délai ou une chorégraphie de corps désarticulés peuvent changer la rhétorique de la revendication. »

Animer sa douleur

 

D’abord paru à Vancouver en 2018, Jonny Appleseed est un roman initiatique composé de 49 courts chapitres, autant d’instantanés dans la vie d’un « NDN » — acronyme qui « représente un effort explicite et visible de réclamation du mot “Indien” par et pour les gens qu’il désigne ». Jeune « travailleur du cybersexe » à Winnipeg, Jonny doit rentrer dans la réserve qui l’a vu naître afin d’assister aux funérailles de son beau-père.

L’imminence de ce retour aux sources l’incite à se raconter, à évoquer avec une conviction étonnante les traumatismes et les émerveillements de son enfance, mais également à décrire quelques passages de son quotidien, des jeux de rôles devant webcam qui sont à la fois cruels et créatifs, qui peuvent être considérés comme dégradants, ou encore comme libérateurs.

« Je suis un écran magique — chaque cellule de mon corps se définit au gré de vos désirs. » Puis il ajoute : « […] moi aussi j’ai besoin de beaucoup d’amour. Il y a en moi des tonnes de trous pas pénétrables qui demandent qu’à être comblés. »

La langue de Whitehead est parfois concrète, très contemporaine, truffée de références à la culture populaire, du film Titanic à la télésérie Stranger Things en passant par le jeu vidéo Crash Bandicoot. Par endroits, le ton se fait onirique, adopte une envergure mythique : description d’une « plage en colère », du « chant apocalyptique des orques, des loups et des ours », ou encore du « ciel vide et satiné d’étoiles qui ressemblent trop à du sucre ».

Les pages qui concernent l’enfance, souvenirs de première fois, tendres ou déchirants, traduisant le courage d’une communauté ou mettant en relief de révoltantes inégalités, sont particulièrement puissantes.

Il est beaucoup question d’amour et d’amitié́, et de la frontière ténue entre les deux, comme en témoigne la relation de Jonny avec Tias. Les personnages de la mère et de la grand-mère (sa kokum) sont aussi fondamentaux, sans oublier les tantes et les oncles.

Dans ses remerciements, l’auteur nomme avec beaucoup de justesse le tour de force qu’il est parvenu à accomplir : « Une bonne histoire est toujours une cérémonie de guérison », « on récupère, commémore et régénère les relations que nos histoires mettent au monde ». Puis il ajoute : « Lorsqu’on anime sa douleur, elle devient quelque chose à laquelle on peut faire l’amour. »

Cette blessure est un territoire // Jonny Appleseed

★★★★

Billy-Ray Belcourt, traduit de l’anglais par Mishka Lavigne, Triptyque « Queer », Montréal, 2019, 96 pages // Joshua Whitehead, traduit de l’anglais par Arianne Des Rochers, Mémoire d’encrier, Montréal, 2019, 272 pages

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