Littérature: querelle de Paris

Certains éditeurs d’ici choisissent de s’acoquiner avec des collègues d’ailleurs, qui refont et promeuvent alors les livres à leur manière. D’autres préfèrent tenter d’exporter leurs propres bouquins.
Photo: Clément de Gaulejac Certains éditeurs d’ici choisissent de s’acoquiner avec des collègues d’ailleurs, qui refont et promeuvent alors les livres à leur manière. D’autres préfèrent tenter d’exporter leurs propres bouquins.

Faut-il adapter un livre québécois lorsqu’il va se faire lire ailleurs ? Au moment où plusieurs éditeurs québécois se lancent sur le marché français, relançons la discussion. Premier de deux textes.​

Querelle de Roberval (Éditions Héliotrope), deuxième roman du jeune auteur Kevin Lambert, a récolté à sa sortie en 2018 un joli succès ici. Succès qui pâtit comparativement à ce que l’édition française est à rafler ces jours-ci en France, tant côté médias (Le Monde, Télérama, Les Inrocks) que prix littéraires potentiels (en sélection du Médicis, du Wepler, du Sade, du Monde des livres). Querelle tout court, dans la version renipée et portée par l’éditeur Nouvel Attila, cartonne et score. Est-ce que le Querelle original, de chez nous, aurait pu connaître ce même succès en France ? Le travail de réédition, sur le texte comme sur la présentation, contribue-t-il à une meilleure réception si on change de public ?

« Je ne crois pas aux adaptations. Je suis trop amoureux de la langue, du brassage des langues, je cherche trop des langues originales et enchanteresses dans mon travail et mon catalogue », se prononce l’éditeur du Nouvel Attila, Benoît Virot. « Un ami m’a soufflé le joli terme d’“arrangement”, comme en musique. » Si le Nouvel Attila n’a changé ni mot ni virgule en rééditant en 2016 Mailloux, d’Hervé Bouchard (L’effet pourpre / Le Quartanier), Querelle nécessitait des « arrangements ».

« C’est une intuition commune avec les éditrices d’Héliotrope, poursuit M. Virot. Pour préserver le flux et l’énergie de l’oralité, il fallait assouplir certains obstacles ; tantôt des anglicismes, des québécismes, des tournures orales pour vous et pas pour nous, tantôt ce qui ressemblait par trop à un archaïsme. Kevin Lambert a fait un livre aussi universel que Faulkner, avec son propre comté et sa propre langue. Nos micro-arrangements ont renforcé cette universalité en évitant au lecteur de buter. »

Pour l’auteur, ce travail est l’équivalent d’une révision linguistique, faite d’une autre perspective, culturelle comme éditoriale. « Je ne voudrais pas qu’on ne bogue que sur le travail linguistique de l’adaptation », nomme l’éditrice originale Olga Duhamel. C’est qu’elle connaît et partage les allergies d’ici à « traduire le québécois aux Français ». « Tsé, illustre Mme Duhamel,Querelle de Roberval est le roman le plus québécois qu’on ait jamais publié chez Héliotrope, de loin — même dans sa version “franco-française” —, avec des termes et des expressions que tu ne trouveras ni dans les dictionnaires ni sur Google. Et c’est notre livre qui est en train d’avoir le plus de succès en France. On peut pas décemment dire qu’il y a un blocage des Français dans ce cas-ci… »

L’éditrice rappelle que lorsqu’elle reprend pour le territoire québécois des textes français, de Michèle Lesbre, Julie Mazzieri ou Hélène Frédérick, elle change systématiquement la page couverture et la description d’endos ; et que les adaptations, donc, ne concernent pas que la langue, et ne se font pas qu’à sens unique.

Se faire comprendre

 

« Ça me semble une telle évidence de faire une nouvelle mise en marché pour de nouveaux lecteurs que je ne vois pas où serait le problème, estime le professeur en études littéraires et histoire culturelle à l’Université de Montréal Benoît Melançon. Les Anglo-Saxons font ça : un même texte va sortir, parfois à la même date, avec des titres, des couvertures et des appareils publicitaires différents, et c’est parfaitement normal. »

Car on oublie souvent, face à un texte littéraire, qu’un livre est aussi un produit qui cherche un lecteur-acheteur, un client ; et que d’un point de vue commercial, il est tout naturel de s’adapter aux sensibilités d’un marché cible. Ici, trouver la couverture qui séduit ou éviter que le lecteur ne bute, rappelle Kevin Lambert, fait partie de la job d’éditeur autant au Québec qu’en France ; sauf que les esthétiques et les obstacles à la lecture n’y sont pas nécessairement tout à fait les mêmes.

Kevin m’a reproché de lui arracher le cœur quand j’ai voulu modifier les sacres. Nous les avons maintenus dans le discours direct, ôté dans la narration, refrancisé l’orthographe pour que “christ” retrouve le maximum de sa force sacrilège à la lecture.

 

Comme fait aussi partie de la jobd’éditeur la connaissance de ses lecteurs, des libraires, et des médias, et des jurys aux prix. Le réseau, quoi, qui permet ce qu’Olga Duhamel, des éditions Héliotrope, nomme « le travail de proximité », pour lequel on gagne à être in situ, sur le terrain, et qui est aussi une conséquence de la vision, de l’étiquette et du travail antérieur effectué par l’éditeur.

« Vous me torturez en posant des questions liant ainsi édition et commerce, avance Benoît Virot. C’est le noeud de la réussite, et que c’est quelque chose qu’aucun éditeur vraiment littéraire n’assume jusqu’au bout des ongles. Les plus méritoires ont compris qu’il fallait le faire, et savent le faire avec nuance, panache et délicatesse : c’est cette discrète “proximité”. » Querelle est par ailleurs le premier livre du Nouvel Attila à avoir une chance de prix Médicis. Car, poursuit-il plus tard, « un éditeur est là pour mettre un texte entre les mains d’un lecteur, et pour ce faire, doit être capable de tout, à condition de rester fidèle aux enjeux du texte ».

Certains éditeurs d’ici choisissent de s’acoquiner avec des collègues d’ailleurs, qui refont et promeuvent alors les livres à leur manière. D’autres préfèrent tenter d’exporter leurs propres bouquins. Les éditions de La Peuplade n’ont choisi ni la chèvre ni le chou : ils produisent deux versions, une imprimée ici, une autre en France souvent gonflée d’un lexique. « On décide vraiment au cas par cas », explique le directeur général Simon Philippe Turcot. C’est ce qu’on a fait pour Expo Habitat, de Marie-Hélène Voyer. Mais pour Chauffer le dehors, de Marie-Andrée Gill, il aurait fallu toucher à l’intégrité du texte, ou trop expliquer : on l’a publié tel qu’ici en France. »

« Crisse » ou « christ » ?

Kevin Lambert, lui, a fait confiance au désir de son éditeur de trouver le plus grand nombre de lecteurs pour Querelle. Il reconnaît le texte final, s’y reconnaît. Mais a refusé d’emblée de toucher aux dialogues. « Tsé, sinon, qu’on utilise le terme maison mobile ou mobile home, je m’en crisse un peu », indique l’auteur. Ce « crisse », par contre, il y tient. « Kevin m’a reproché de lui arracher le coeur quand j’ai voulu modifier les sacres, se remémore l’éditeur Benoît Virot. Nous les avons maintenus dans le discours direct, ôté dans la narration, refrancisé l’orthographe pour que “christ” retrouve le maximum de sa force sacrilège à la lecture. »

N’y a-t-il pas danger, même sourd, qu’en faisant ces arrangements, le québécois reste à l’avenir verrouillé dans sa plénitude aux Français ? « Le danger serait que de pareils textes restent verrouillés, répond Benoît Virot. C’est en faisant ce travail, en faisant pénétrer davantage de textes québécois, en mêlant toujours plus de français et de québécois sur nos tables, et en revendiquant cette québécité, qu’on habituera peu à peu l’oreille à ces déploiements. La question me suggère que nous allons mithridatiser la France, en lui injectant à chaque nouveau Querelle une dose infinitésimale supplémentaire de québécois… jusqu’à ce qu’elle parle québécois sans le savoir ! »

Quand «Querelle de Roberval» devient «Querelle» pour la France

Aux éditions Héliotrope, du Québec, on lit :

« Les plus game de la gang (c’était souvent les plus fifs, même s’ils essayaient de le cacher) allaient jusqu’à bouffer de la graine. »

« Son batte tasse un ou deux gars quand ressoud de nulle part une botte à cap qui s’écrase dans ses couilles ; il hurle, flanche, lâche son manche. La plupart des gars, bien conscients qu’ils venaient pour se tapocher, ont mis un jackstrap en dessous de leurs shorts. Jimmie Boisvert en avait pas, il se roule à terre en gémissant. Même Jézabel en porte un, elle l’a acheté juste pour ça. On pense souvent qu’un coup dans le vadge, ça fait moins mal que dans les gosses : c’est un mythe. »

« La première est la plus difficile de la run. C’est une maison mobile assez grande, pour une maison mobile. »

Au Nouvel Attila, en France, on lit :

« Les plus prêts à tout (c’était souvent les plus effeminés, même s’ils essayaient de le cacher) allaient jusqu’à bouffer de la queue. »

« Sa batte écarte un ou deux gars quand surgit de nulle part une botte à cap qui s’écrase dans ses couilles ; il hurle, flanche, lâche son manche. La plupart des gars, bien conscients qu’ils venaient pour se taper, ont mis une coquille en dessous de leurs shorts. Jimmie Boisvert en avait pas, il se roule à terre en gémissant. Même Jézabel en porte une, elle l’a achetée juste pour ça. On pense souvent qu’un coup dans le vagin, ça fait moins mal que dans les couilles : c’est un mythe. »

« La première est la plus difficile de la tournée. C’est un mobile-home assez grand pour un mobile-home. »


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