«Le barrage»: habiter le passé

Comme un dernier souffle, un hommage rendu à une terre et ses habitants qui n’existeront plus, un père et sa fille se lèvent à l’aube et descendent la vallée. Là, tout au cœur d’un village perdu, ils font revivre à leur façon ce qu’a été Kielder Valley avant la construction du barrage. Violon au creux de l’épaule, ils entrent dans chacune des maisons abandonnées et jouent, chantent et dansent pour « tous ceux qui sont partis et pour tous ceux qui viendront ».

Inspiré d’une histoire vraie racontée par Mike et Kathryn Tickell — père et fille, tous deux porteurs et passeurs de la musique du nord de l’Angleterre — Le barrage retrace un monde de légende, de musique et de tradition qui habitait Kielder Valley avant que l’endroit ne devienne Kielder Water, le plus grand lac artificiel du Royaume-Uni.
À coups de quelques phrases courtes, de dialogues brefs, le texte traduit par Christiane Duchesne laisse place au silence, se fait respectueux du passé. Quelques souvenirs y sont relevés, des noms, tels que Billy Ballantine, Archie Dagg, tous musiciens issus de ce Northumberland qui ont façonné la légende, nourri et entretenu les lieux mythiques de leur musique et de leurs chants.
Malgré le barrage, derrière lui ou sous l’eau, les airs traditionnels sont partout et rappellent l’importance des racines tout en assurant une continuité. La construction de la digue — qui s’est échelonnée de 1975 à 1981 — a sacrifié des fermes, des maisons pour soutenir une économie en pleine expansion. Ode à ce temps révolu, au courage et à la beauté, l’histoire émouvante d’Almond — à la fois nostalgique et porteuse d’espoir — se lit ainsi comme on écoute une berceuse.
L’œil de Levi Pinfold
Si le texte de l’auteur britannique émeut par sa simplicité et sa sensibilité, le trait atmosphérique et lumineux de Levi Pinfold ne pouvait être mieux choisi pour raconter ce lieu en images. Le dialogue avec les fantômes, avec le souvenir est narré dans des tons ocre épousant avec délicatesse et beaucoup de respect cet hier chargé d’histoire.
Le retour au présent, sur ce lac artificiel, est pour sa part teinté de bleu qui apporte un effet de réel, crée un lien entre le passé et le maintenant. Le style réaliste poétique de l’artiste offre quant à lui une immersion totale au cœur de Kielder Valley. Depuis la faune et la flore jusqu’aux bâtiments et aux êtres humains, le détail offert par Pinfold est saisissant.
Alors que les grands plans laissent place à l’immensité du décor, à des scènes prenantes, notamment celle de la rencontre entre la musique et les anciens habitants du village, les plantes, animaux, bâtiments nous sont présentés en petites cases, isolées, comme pour souligner l’importance de chacun des éléments. Les angles et le jeu avec la lumière, la mélancolie qui se dégage de l’ensemble rappellent d’ailleurs l’art d’Edward Hopper et plus près de nous celui de Stéphane Poulin.
Pour ajouter à la beauté de cet album, une petite vidéo de promotion, un « teaser » comme le dit l’éditeur Yves Nadon, est disponible sur le Web. Les illustrations de Pinfold défilent sur une complainte violonée par Marie-Annick Lépine et Stéphanie Lépine. À faire pleurer.
Extrait de «Le barrage»
Il l’avait réveillée tôt. «Prends ton violon», avait-il dit. Le jour se levait. Ils descendirent vers la vallée. «Tout cela aura disparu», lui dit-il. «Et ceci. Ça aussi, ce sera emporté. Nous ne reverrons plus jamais cela non plus. Tout sera inondé. Et ceux-là ne pourront jamais plus vivre ici». La construction du barrage était presque achevée. «Archie Dagg, le joueur de cornemuse, a joué ici. Et Gracie Gray, avec sa voix splendide. Il y a eu des danses ici. Il y a eu des fêtes. Je venais les entendre quand j’étais jeune. Je t’y emmenais quand tu étais petite. Tu te souviens ? »