Les armes toujours utiles léguées par Nelly Arcan

Il y aura bientôt dix ans, le 24 septembre 2009, que Nelly Arcan quittait ce monde, dont peu d’écrivaines ont su décrire avec autant de lucidité implacable la violence. Et s’il y a toujours, dans la voix de Claudia Larochelle, la tristesse de devoir s’imaginer les conversations qu’elle aurait aujourd’hui avec son amie, plutôt que de simplement lui passer un coup de fil, la journaliste trouve du réconfort dans toutes ces jeunes voix faisant désormais écho à celle de l’auteure de Putain, Folle et Paradis, clef en main.
« Je me doutais qu’elle parlerait encore à notre époque, mais en la relisant, je n’en revenais pas de voir à quel point c’était vrai. Les réseaux sociaux, la surexposition des corps et les paradoxes évidents dans cette surexposition, dans ce que les gens revendiquent en mettant en avant leur corps, ce sont les mêmes paradoxes qui touchaient Nelly », observe celle qui effectuait le montage des textes de Nelly & Sylvia, spectacle mettant en dialogue les romans de la Québécoise et de Sylvia Plath, à l’affiche les 20 et 21 septembre au Festival international de la littérature.
« Une des images que j’ai en tête lorsque je pense à Nelly, c’est celle d’une femme qui est allée à la guerre et qui a laissé derrière son armement et ses habits, pour que d’autres les enfilent. »
Parmi celles qui poursuivent aujourd’hui le combat : Karine Rosso, dont le premier roman, Mon ennemie Nelly, rend hommage à la richesse et à l’âpre perspicacité de la pensée d’Arcan. « On a beaucoup fait de Nelly Arcan une victime, mais pour moi, c’est une résistante, souligne-t-elle. Son œuvre ne fait pas que pointer ce qui ne va pas dans la société, elle met en scène des personnages de femmes qui souffrent de résister, de se questionner, de douter. »
Dénoncer de l’intérieur
« Nombreux sont celles et ceux qui perçoivent encore Arcan comme une poupée, alors qu’elle met précisément en critique la fabrication des poupées par la culture », écrivent les universitaires Lilas Bass, Isabelle Boisclair, Lucile Dumont, Catherine Parent et Lori Saint-Martin dans la postface d'une réédition de Putain (à paraître le 23 octobre aux Éditions du Seuil).
Comment en effet a-t-on pu à ce point décrédibiliser le discours de Nelly Arcan sur la tyrannie de la beauté, parce qu’elle semblait en vivre elle-même les conséquences ? Voilà une des grandes, et troublantes, questions traversant Mon ennemie Nelly.
« Avec le temps, je pensai que si tu avais été une junkie qui serait venue parler des dangers de l’héroïne, on aurait considéré ton expérience, tes marques sur les avant-bras, comme la preuve que tu savais de quoi tu parlais, les cicatrices sur ton corps auraient servi ton propos », illustre la narratrice en disséquant l’attitude, révoltante d’insensibilité, des animateurs de Tout le monde en parle, qui la recevaient en 2007, une entrevue qui, à la lumière des apprentissages qu’auront permis le mouvement #MoiAussi, semble appartenir à un autre siècle.
Nelly Arcan arrachera d’ailleurs à cette expérience traumatique un de ses textes les plus impitoyables de violence envers elle-même, La honte. Extrait : « Son insatiabilité quant à la perception que le monde avait d’elle en faisait une femme insupportable de doutes, et densément malheureuse. C’est ce qu’elle appelait sa perversion des yeux. »
« Elle le disait : “Les écrivains sont habités par des obsessions, j’écris sur ce qui me touche, sur ce qui me déchire, sur ce qui me tue” », rappelle Karine Rosso, qui codirigeait en 2017 l’ouvrage savant Nelly Arcan. Trajectoires fulgurantes (Éditions du Remue-ménage).
« Elle dénonçait tout ça de l’intérieur. Mais les féministes sont toujours piégées : si elles font fi de toutes ces injonctions à l’apparence, on va dire : “Ah oui, c’est parce qu’elle est mal baisée.” On le voit avec Safia Nolin présentement. Et si on est une féministe qui performe la féminité, on n’est pas prise au sérieux. On lui a dit, après Tout le monde en parle : “Tu n’aurais pas dû y aller, tu n’aurais pas dû te jeter dans la gueule du loup.” Et ça témoigne de toute la culpabilité qu’on fait porter aux femmes. Les femmes n’ont jamais le corps ni l’habillement qu’il faut, elles ne prennent jamais les bonnes décisions. »
Plus qu’un témoignage
L’accueil réservé à Putain, largement reçu lors de sa parution comme le témoignage crassement sensationnaliste d’une ancienne prostituée, aura sans doute contribué à ce qu’un doute plane jusqu’à sa mort sur la valeur littéraire du travail de Nelly Arcan.
« Mais ce sont les commentaires qui sont adressés à l’autofiction en général, surtout à l’autofiction des femmes, qui génère encore beaucoup de mépris, regrette Karine Rosso. Annie Ernaux continue de devoir justifier son œuvre, elle continue de devoir dire que ce n’est pas de l’autobiographie, qu’elle porte un regard sociologique. On voit pourtant, quand on compare par exemple l’entrevue de Nelly Arcan à Tout le monde en parle et la nouvelle qu’elle en a tirée, que ce n’est pas une simple retranscription. On voit toute la construction littéraire, le travail sur la forme. C’était une écrivaine qui avait du souffle. »
Pour Marie Darsigny, qui convoque Folle dans son récit Trente (Éditions du Remue-ménage, 2018), Nelly Arcan aura donné des permissions à toute une génération de créatrices. « C’était beaucoup moins dans l’air du temps, quand elle est arrivée, de se montrer vulnérable, alors qu’il y a beaucoup de place aujourd’hui en art, et dans le discours social en général, pour dévoiler des choses, sans qu’on pense que c’est de l’exhibitionnisme », se réjouit celle qui participera le 16 septembre à une soirée de lecture avec Chloé Delaume et Camille Laurens, présentée à Paris à l’occasion du colloque international (Re)découvrir Nelly Arcan.
Nihiliste, Nelly ? C’est beaucoup ce qu’on répétera à la suite de son suicide. En évitant les lectures trop psychologisantes, Karine Rosso préfère, elle, y voir aussi le désir de porter un dernier grand coup, voire de se faire kamikaze.
« Il y a certainement une part de nihilisme dans son œuvre, mais il y a aussi une quête de transcendance, une résistance, une désobéissance. Quand elle écrit dans Putain “Je ferai de ma mort une affiche qui se multipliera sur les murs”, ce n’est pas “Je veux mourir parce que rien n’en vaut la peine”. Ce qu’elle dit, c’est : “Vous allez voir ma mort sur les murs et ça va vous rappeler la façon dont on consomme le corps des femmes. Ça va vous rappeler ce que notre société a de malade.” »
De nouvelles pistes

Pas assez féminine aux yeux de sa mère colombienne et pourtant « reconnue pour sa “féminité latine” » auprès de ses amies, la narratrice de Mon ennemie Nelly croyait s’être prémunie contre l’obsession du paraître. Le regard que posent ses proches sur son corps, pendant sa grossesse, fera voler en éclats ce qu’elle avait érigé en elle afin d’échapper aux assauts d’un monde où, pour exister, une femme doit plaire. Tirée d’une thèse de doctorat, cette chronique d’une épiphanie tardive éblouit surtout grâce aux nouvelles pistes de lecture que Karine Rosso défriche dans l’oeuvre d’Arcan. À l’instar de bien des enfants d’immigrants, en inadéquation avec la culture de leurs parents comme avec celle du pays qui les a vus naître, les alter ego de la défunte écrivaine devaient sans cesse composer avec la honte de ne jamais répondre aux attentes, de toujours en faire trop, ou pas assez. Si bien que l’on émerge de ce premier roman entêtant avec l’impression qu’être femme, c’est habiter un pays hostile et étranger.
Mon ennemie Nelly
Karine Rosso, Hamac, Montréal, 2019, 186 pages
★★★ 1/2