Métamorphoser «Les Métamorphoses» d'Ovide

« Je veux dire les formes changées en nouveaux corps. Dieux, vous qui faites les changements, inspirez mon projet et du début du début du monde jusqu’à mon temps faites courir un poème sans fin. » Ainsi s’ouvre « La création », premier chapitre du tout premier livre sur les quinze qui forgent la grande épopée des Métamorphoses d’Ovide (43 av. J.-C. – 17 ou 18 apr. J.-C.). Poème des débuts de la littérature — pas si près des racines que ne l’est L’épopée de Gilgamesh, mais aux souches latines, encore tout, tout près des grecques —, c’est un classique parmi les classiques.
Somme de mythologie, qui cumule conflits entre héros et dieux, entre hommes et hommes, amours aussi, souvent déchues, souvent ratées ; volées et violées par des dieux libidineux, le livre est de ceux qui sont désormais peu lus et relus. L’auteure Marie Cosnay propose une traduction, sortie depuis quelques mois, mais passée ici sous le radar, travaillée pendant dix ans, en partie avec ses étudiants (Mais qui apprend encore le latin aujourd’hui ? Qui le traduit ?).

Une traduction qui insuffle à l’épopée un vent frais, la retransforme en lectures essentielles aujourd’hui en rechargeant la langue de sa puissance transmuante, transmutante, toujours chargée des archétypes, masques fondamentaux de nos psychés — ces Médée, Icare, Orphée, Hercule, Narcisse, Écho ; et aussi ceux qui gisent plus creux dans nos mémoires et aux histoires tout aussi magnifiques, à (re)découvrir, les Niobé, Philomène et Procné, Cygnus, Myrrha, pour en oublier encore et des plus beaux.
Écrit quelque part entre l’an 1 et l’an 8 après Jésus-Christ, Les métamorphoses reste, avec ses 12 000 vers, le plus long poème conservé de la littérature latine antique. Rédigé en latin, recourant aux mots inventés, et en grec (surtout pour les noms), Ovide y cumule et ajoute des variations, multiples et démultipliées, sur la transformation. Le titre est limpide. Ovide y narre 250 métamorphoses en quelque 150 épisodes. Les êtres y passent d’une forme à l’autre, punis par des dieux susceptibles et loin de chercher la justice et la justesse, ou sont déformés pour un deuil, une peine d’amour. Ils deviennent araignée, caille, cèdre, pierre, statue de marbre.
Ce n’est pas la métamorphose elle-même, la mutation qui est chantée, mais plutôt les états, immensément différents, mis en contraste, se frottant les uns aux autres. Car la métamorphose elle-même n’excède pratiquement jamais trois ou quatre vers. « Il y a toujours une métamorphose qui précède une métamorphose, écrit en postface la traductrice. Il y en aura toujours une autre qui suivra. »
« Traduire aujourd’hui cet océan de vers est un immense défi », contextualise en préface l’helléniste Pierre Judet de La Combe. « Nous n’avons plus cette Antiquité derrière nous, ni la latine ni la grecque, que connaissaient intimement Ovide et ses lecteurs, et qui était leur Antiquité, celle, déterminante, par rapport à laquelle ils se situaient dans un lien à la fois consciemment distant et vivant. […] Les mythes, grecs ou latins, nous sont obscurs, étrangers, sans parler de leurs langues. »
Une décennie de mutation
L’auteure Marie Cosnay (Cordelia la guerre, Aquerò, aux Éditions de l’Ogre) aura donc pris dix ans à pondre sa version française, couronnée du Prix de traduction pour la langue française Nelly-Sachs.
Qu’est-ce qui a fait germer chez elle cette ambition ? « Je ne me suis pas posé la question d’un projet. En réalité, c’est on ne peut plus vrai : je n’avais pas de projet. Très vite, j’ai trouvé bien sûr que ça marchait bien entre Ovide et moi ; c’était une belle rencontre, il y avait de quoi faire sans grosses violences », a-t-elle répondu par courriel au Devoir.
« Je traduisais de petits extraits pour les élèves, avec eux, après eux. » Des élèves de 17, peut-être 18 ans, car Mme Cosnay est professeure de lettres classiques en terminale littéraire, troisième et dernière année du lycée pour ceux qui ont choisi le baccalauréat littéraire. Le latin y est une option. Pour nourrir ces cours, Mme Cosnay s’est fait proposer de traduire les livres X, XI et XII des Métamorphoses, dont l’étude est au programme.
« Là, il commence à y avoir un projet (mesuré, limité), là, il y a même le début d’une critique des traductions contemporaines, se remémore Mme Cosnay. Celle de Danièle Robert vient de paraître [en 2018], mais il n’existe pas d’édition scolaire qui donne à lire ces trois chants au programme en français.
Tout se passe comme si pour les lettres latines (ce qui n’est plus vrai déjà pour la littérature grecque), seuls les contenus comptaient. Les personnes qui pensent les programmes au ministère de l’éducation nationale n’ont pas pensé cette question de la traduction, de la langue, de la poésie. Ça nous permet, à mes élèves et à moi, de nous la poser, la question, et d’y répondre. »
Et ça lui permet ensuite, poursuit-elle, de traduire assez vite ces trois chants, et d’avoir envie de continuer. « Bien sûr, le côté “ nécessité ” d’une nouvelle traduction s’efface devant le plaisir de traduire, pas à pas, tranquillement. Si je n’avais pas adoré faire ça, je ne l’aurais pas fait, tout nécessaire que j’aurais imaginé que c’était ! »
Traduction comparée
Au moment de cet entretien, les Éditions Belles-Lettres rééditaient la version des Métamorphoses d’Olivier Sers, d’abord lancée en 2009. Ici, le choix a été celui d’une traduction vers pour vers en alexandrins, afin de donner un équivalent du phrasé et de la frappe des hexamètres latins. Mais cet hexamètre dactylique a disparu, et notre métrique est pauvre pour la rendre. « Je n’ai pas l’impression d’une traduction », commente Mme Cosnay, qui préfère le travail de Danièle Robert (Actes Sud). « Ce sont des vers, c’est le contenu d’Ovide, on dirait qu’il prend plusieurs traductions et qu’il compose des alexandrins avec. »
La proposition de Mme Cosnay peut se lire, et avec plaisir, d’une traite, tant elle est soufflée. Les récits y sont découpés, et un sous-titre, en général le nom du protagoniste, permet de se retrouver plus facilement que lorsque le poème est, selon la tradition, présenté d’une seule énorme — et submergeante, disons-le — coulée. Un glossaire des personnages secondaires en fin de livre permet de situer sans sursimplifier, si besoin est.
« Qu’est-ce qu’un corps ? demande la traductrice en postface. Qu’est-ce qu’un poème ? Qu’est-ce que peuvent un corps et un poème ? Ce sont ces questions angoissées d’Ovide qui me faisaient avancer. C’étaient les miennes aussi. »
Et, aussi, ose-t-on lui demander quelles ont été ses métamorphoses à elle, pendant la décennie de traduction ? « Elles sont celles de la vie. Il ne faut pas 10 ans pour traduire les Métamorphoses si c’est son activité principale. Ça dit un peu chez moi le côté absence de projet, plaisir, lente régularité, exercice. Les métamorphoses que j’ai traversées, moi : celles d’une biographie, j’ai enseigné dans des collèges différents, j’ai fait paraître des livres, mes enfants ont grandi, plein de choses ont bougé, et elles, celles d’Ovide, elles sont restées. Étonnant, finalement, pour des métamorphoses, d’être la stabilité dans une vie. D’être ce qui ne bouge pas. Elles m’ont manqué, après. »
Comme auteure, Mme Cosnay, dont Orphée se trouve au coeur de son récent Épopée (de l’Ogre, 2018), estime qu’un certain rapport à la langue, un plaisir de la phrase lui sont laissés par la fréquentation d’Ovide.
« Autre chose, mais je ne sais pas si on dirait que mon travail a été changé ou si mon travail (ou ma façon d’être) et le poème d’Ovide se sont rencontrés : il se passe toujours quelque chose. On s’ennuie vite. Il faut que ça aille vite. Qu’il y ait une autre histoire, toujours, toujours », dit celle qui, continuant son écriture, s’est mise à tenter de comprendre vers à vers De rerumnatura, de Lucrèce. « On verra… » conclut-elle. Dans 10 ans, métamorphosés encore, peut-être, par la nature des choses…
La transformation d’Écho, à travers les traductions
Elle ne répéta que ces paroles : « m’abandonner à toi ! » Méprisée, elle se cache dans les forêts ; elle abrite sous la feuillée son visage accablé de honte et depuis lors elle vit dans des antres solitaires ; mais son amour est resté gravé dans son coeur et le chagrin d’avoir été repoussée ne fait que l’accroître. Les soucis qui la tiennent éveillée épuisent son corps misérable, la maigreur dessèche sa peau, toute la sève de ses membres s’évapore. Il ne lui reste que la voix et les os ; sa voix est intacte, ses os ont pris, dit-on, la forme d’un rocher. Depuis, cachée dans les forêts, elle ne se montre plus sur les montagnes ; mais tout le monde l’entend ; un son, voilà tout ce qui survit en elle.— Georges Lafaye (Folio, traduit entre 1925 et 1930)
Ne répétant que ce « t’appartenir », la nymphe,
Chassée, va dans les bois cacher sous la ramure
Sa rougeur. Elle y vit esseulée dans les grottes,
Mais l’amour dure et croît du mal de l’abandon,
En vigilants soucis son pauvre corps s’épuise,
Sa peau sèche et maigrit, la sève de ses membres
S’évapore, et seuls restent ses os et sa voix.
Les os changés, dit-on, en roc, la voix intacte,
Cachée dans les forêts, invisible en montagne.
Tous l’entendent : le son en elle survit seul.
— Olivier Sers (Belles-Lettres, 2009)
Elle ne répète plus rien sauf « être à toi ! ».
Méprisée, elle se cache dans les forêts, couvre sous les feuilles
son visage honteux, vit dans des grottes de solitude.
Son amour est bien accroché, il grandit de la douleur et du refus,
les soucis la tiennent éveillée, mincissent le pauvre corps,
la maigreur fripe la peau et dans les airs le suc
du corps va tout entier. Juste une voix, juste restent les os.
La voix demeure ; les os, dit-on, prennent figure de roche.
Depuis, elle se cache dans les forêts, on ne la voit plus sur la montagne,
tout le monde l’entend. Elle est le son, il vit en elle.
— Marie Cosnay (Éditions de l’Ogre, 2017)
Elle ne peut répondre que : Te laisser disposer de moi !
Repoussée, elle se cache dans les forêts, abrite sous le feuillage
Son visage couvert de honte et vit depuis dans la solitude des grottes.
Mais, délaissée, son amour s’obstine et la douleur l’accroît
Et son pauvre corps s’épuise en tourments sans trêve ;
Sa maigreur lui ride la peau ; toute la sève de son corps s’évapore ;
Ne restent que la voix et les os : la voix est intacte ; les os
Ont pris, dit-on, l’aspect de la pierre. Elle est, depuis, cachée
Dans les forêts et on ne la voit plus dans la montagne ;
Mais tout le monde l’entend : un son est là, qui vit en elle.
— Danièle Robert (Actes Sud, 2018)