«À propos du Joug»: le roman patriotique raté de Sébastien Chevalier

Mea culpa : les journalistes littéraires n’ont pas toujours le chic pour les questions originales. Témoignage plus amusé qu’affligé de Patrice Lessard : « Quand mon premier roman, qui raconte l’histoire d’un Québécois perdu dans Lisbonne, est paru [Le sermon aux poissons, Héliotrope, 2011], on me demandait : “Antoine [le narrateur] est-ce que c’est toi ?” [Il sourcille.] C’est que… je ne m’appelle pas Antoine… je ne vis pas à Lisbonne… »
C’est bien connu : sous n’importe quel écrivain se cache un troll. Patrice Lessard prendra donc son parti de cette éternelle confusion entre narrateur, personnage et auteur et jurera solennellement, dans l’avant-propos de son troisième roman (L’enterrement de la sardine, Héliotrope, 2014), donner à lire un « récit autobiographique. » Le problème ? Le narrateur de ce livre, un certain Patrice Lessard, croise en chair et en os Sebastián Caballero, le personnage principal du roman sur lequel il planche, une sorte de surgissement de la fiction dans le réel qui, selon les scientifiques consultés par Le Devoir, appartiendrait précisément au monde de la fiction. « Et c’est là que tu te rends compte que l’avant-propos, c’est de la bullshit. »
Ce n’est pas d’hier, vous l’aurez compris, que Patrice Lessard se plaît à enfiler masque par-dessus masque. Nul besoin de l’aide de Marie-Maude Denis pour deviner qu’À propos du Joug, roman signé Sébastien Chevalier que lançaient récemment les éditions Rodrigol, a été écrit par Lessard. Je suis Sébastien Chevalier (Rodrigol, 2009) : c’est ainsi, après tout, que s’intitulait son premier recueil de nouvelles peuplé de personnages qui ne savaient plus très bien qui ils étaient. Vous suivez toujours ? Nous non plus.
Lors d’une soirée ennuyante de décembre — Montréal contre Boston à la télé —, un écrivain répondant aux initiales P.L. discute avec ses hôtes d’une nouvelle ratée qu’il a récemment écrite et dans laquelle un pilier de taverne, qui rêve d’écrire un roman patriotique, regarde un match Canadiens-Bruins. La boutade d’un des éditeurs de ce P.L. — « Tu devrais écrire un grand roman nationaliste et patriotique » — aurait dû tout simplement l’amuser, puis mourir dans le brouhaha de l’après-match. Son dégoût pour toute forme de patriotisme n’est-il pas de notoriété publique ?
Le faux défi le taraude quand même : « Après tout, le Québec, c’est malheureusement l’endroit où je vis, je veux dire, on ne peut se regarder ainsi le nombril alors qu’un nombre sans cesse croissant d’imbéciles se rengorgent de leur fierté et de leur passion nationales et identitaires, ne rien faire, ne rien dire, c’était tout simplement humiliant. »
Mais puisqu’il s’agit ici d’un livre de Patrice Lessard, ce roman patriotique n’aura, au final, pas grand-chose d’historique, de romanesque ou de patriotique. « Le Joug », le texte que présente P.L. dans la note qui amorce À propos du Joug, n’est rien de plus qu’une lettre dans laquelle un écrivain, Sébastien Chevalier, explique pourquoi il préfère mettre fin à ses jours, plutôt qu’un point final à ce manuscrit en chantier « racontant l’histoire d’un jeune intellectuel qui décidait d’entrer dans la clandestinité afin de se livrer à une véritable action qui changerait le cours de l’histoire de son pays ».
Avez-vous, vous aussi, perdu le compte du nombre de mises en abyme ? « Je suis conscient que la confusion, je la provoque un peu », concède en riant Patrice Lessard, pour qui ces jeux narratifs très borgésiens deviendront le prétexte à une charge d’une rare intransigeance contre à peu près tout, y compris le Québec.
Pas le choix de ressortir la bonne vieille question plate : dis, Patrice, Sébastien Chevalier, est-ce que c’est toi ? Est-ce que tu penses tout ce qu’il écrit ?
De la farce au brûlot
« Je suis, oui, très critique vis-à-vis du Québec. Autant je suis convaincu que le Québec devrait être un pays, autant je ne trouve rien de vraiment éblouissant ici. La fierté d’être né quelque part, je ne comprends pas ça, mais je suis absolument convaincu que si je vivais n’importe où dans le monde, je te dirais la même affaire », confie-t-il en entrevue.
Et pourtant, bien que ce discours sur la fierté nationale recoupe en partie celui d’À propos du Joug, il ne faudrait surtout pas conclure à la symétrie parfaite entre la pensée de Patrice Lessard, un gentleman, et celle de Sébastien Chevalier, un type pas spécialement sympathique, qui vomit sur tout.
« La posture narrative d’À propos du Joug tient du brûlot », précise Patrice Lessard au sujet de cette longue lettre d’adieu, une vitupération obsessive des illusions dont se berce la littérature quant à son réel pouvoir, paradoxalement interrompue par d’occasionnels spasmes d’espoir que la littérature puisse infléchir le sort du monde. La figure d’Hubert Aquin sera évidemment convoquée dans un passage auscultant les rapports entre la vie politico-intellectuelle québécoise et notre crainte collective de la défaite.
«Le livre critique à tort et à travers, se contredit d’une page à l’autre. Je ne crois pas d’ailleurs que ça contrecarre le réflexion. Sans vouloir me défiler, ce n’est pas le programme politique de Patrice Lessard que j’ai écrit. C’est un peu la même posture que dans les romans de [l’écrivain autrichien] Thomas Bernhard, dont les narrateurs sont tout le temps dans l’exagération. Dans un contexte littéraire, ils disent des choses que tu ne prendras pas pour du cash, mais qui provoquent des prises de conscience, comme quand il écrit que tous les Autrichiens sont des catholiques et des nazis. Je n’ai pas écrit ça [au sujet des Québécois], mais ça a passé proche. Je sais bien que ce n’est pas vrai, mais quand tu vois à quel point, au Québec, le racisme s’est décomplexé, quand tu vois que tu peux dire des choses comme “Les arabes, je les aime pas” et que ça passe, c’est inquiétant.»
Plaisanterie grave
Le projet même d’un roman patriotique tenait de la plaisanterie en 2009, lors de la rédaction de la première version de ce qui deviendra À propos du Joug. Dix ans plus tard, l’humour potache de cette proposition saugrenue avait soudainement pour son auteur des résonances plus graves, alors que des groupes d’extrême droite se rallient pour vrai derrière l’idée d’une patrie à défendre contre l’étranger.
Le Patrice Lessard assis devant nous, celui qui en tant que prof de littérature au collège de Bois-de-Boulogne enseigne à des classes composées de nombreux Québécois issus de l’immigration, contresignerait sans trop bouger de virgules ce qu’avance son alter ego dans la note précédant le roman avorté de Sébastien Chevalier. Nos gouvernants, écrit-il, « travaillent essentiellement à nous diviser, à créer un climat malsain, propice à la haine et à la discorde, au déchirement, jamais propice à des discussions constructives ».
Plus question de porter de masque, de se ranger derrière un double, quand surgit, en fin d’entrevue, le sujet de la loi 21 et de son effet sur ses étudiants arabo-musulmans. « Ce sont des gens qui ressemblent beaucoup à ce que les Québécois ont de positif et je vois le désarroi que ça crée chez eux, ces conneries. Ça me fait de la peine pour eux, parce que je les aime et que tout ce qu’ils veulent, c’est s’intégrer, faire partie de notre société. »
Derrière les doubles

En multipliant les doubles, Patrice Lessard complique bien sûr la tâche de qui souhaite savoir à quelle enseigne il loge vraiment, tout en rappelant implicitement la souveraineté du discours littéraire. Précisons cependant qu’il n’emploie pas le paravent de la fiction pour dédouaner des idioties, mais bien pour mettre en lumière l’agressivité grandissante d’un personnage dont les cris se heurtent au silence. Sébastien Chevalier, c’est un peu la version érudite du fou qui joue à allumer des feux sur les réseaux sociaux.
Oui, la violence de cette énumération de tout ce qui écœure Chevalier (son voisin, les petites habitudes de sa femme, son époque, sa propre médiocrité) a forcément quelque chose d’épuisant. Elle recèle néanmoins des propriétés cathartiques, presque hygiéniques, pour qui craint chaque jour que la vraie violence de notre époque — celle du confort et de la haine normalisée de l’autre — le fasse basculer du côté de la folie.
Portrait sans pitié de l’échec auquel celui qui consacre sa vie à l’écriture serait condamné, À propos du Joug résonne comme un hurlement volontairement excessif dans le ronron d’une littérature québécoise sur laquelle règne la demi-mesure. Un hurlement qui, soyons francs, génère de nombreux rires grâce à ses phrases à l’emporte-pièce et à ses condamnations ridiculement péremptoires.
Texte touffu présenté sans mode d’emploi, cette lettre de suicide dessine en creux la plus étrange des célébrations de la littérature québécoise et de sa vivacité. Pendant que Sébastien Chevalier lance au sol tous les livres qui occupent ses bibliothèques, c’est l’indifférence généralisée que suscite au Québec la littérature que Patrice Lessard tente de secouer. Il n’y aurait d’ailleurs rien de plus ironique, et amusant, que de voir des chroniqueurs avides de clics arracher certaines des phrases les plus outrancières du Joug à leur contexte, mais quand pour la dernière fois un roman a-t-il provoqué un scandale dans cette province ?