«Derrière chaque travailleur, il y a une femme»

La revendication autour du travail domestique n’est pas neuve : depuis plusieurs décennies, elle est un cheval de bataille du féminisme. Silvia Federici vient y apporter de nouveaux arguments, avec un essai qui montre que le travail non salarié fait carrément rouler l’économie.
Le 14 juin dernier, les femmes en Suisse faisaient la grève du travail « de femmes » : écoute, ménage, organisation. Drôle d’adon pour passer un coup de fil à Mme Silvia Federici, universitaire et théoricienne féministe de renom, auteure notamment de la grande fresque historique Caliban et la sorcière, qui retrace l’appropriation par l’État des corps des femmes pour la reproduction.Le capitalisme patriarcal, son petit dernier, publié ce printemps aux éditions La fabrique, est un recueil de textes qui met en lumière le fondement sexiste du capitaliste : le travail de perpétuation sociale des personnes sans salaire, avec les femmes en première ligne. L’intellectuelle ne corrige rien de moins que Karl Marx lui-même.

Le travail domestique, avance-t-elle, est l’angle mort du philosophe et économiste. Sans le travail sexuel, ménager et émotionnel des femmes, le travail d’usine ne peut s’exécuter. Le pilier du capitalisme ne serait donc pas la production de marchandises, mais la production du travailleur.
Toujours d’actualité
Au Québec seulement, nous avons eu le Front de libération des femmes du Québec, Louise Toupin, le Théâtre des cuisines et leur Môman travaille pas, a trop d’ouvrage (1976). Et depuis quelques années, l’attention portée à la « charge mentale » et au travail du « care » est grandissante. Même si la penseuse new-yorkaise d’origine italienne tape sur le clou du travail non rémunéré depuis les années 1970, il lui en reste encore à dire sur le sujet.

« Ce n’est pas un sujet épuisé, répond, dans un très bon français, Mme Federici. Les problèmes avec ce qu’a dit Marx s’adaptent au cours des années. Par exemple, ces questions sur la reproduction sont de plus en plus importantes dans l’évolution de la technologie. Et les programmes pour les salaires minimums garantis, c’est une grosse conversation en ce moment, alors j’ai cru qu’il était important de revenir sur la question. »
Ce qui ressort le plus fortement de ces chapitres faits de textes inédits ou déjà publiés est la force de la propagande sexiste mise en place par une classe capitaliste obsédée par le rendement. Sur la base de l’amour des enfants et du couple, de l’épanouissement maternel, les industriels de la seconde moitié du XIXe siècle ont manufacturé la ménagère prolétaire. L’usine passe du coton aux métaux lourds, commandant une meilleure condition physique des ouvriers. Qui prendra soin d’eux, alors qu’hommes, femmes et enfants triment du matin au soir ? Il fallait inventer la femme au foyer pour s’assurer que l’ouvrier arrive, frais et costaud, au boulot. Et en poussant les femmes à être exclusivement mères et épouses, on assurait en plus un renouvellement « naturel » de la force de travail.
« J’ai décidé d’ajouter pas seulement une analyse des travaux de Marx, mais aussi deux chapitres historiques, dit Mme Federici. À la fin du siècle commence cette grande réforme de la famille prolétaire avec la femme ménagère, faite selon le modèle fordiste. Avec le salaire de 5 $ par jour, l’ouvrier devient le nouveau patriarche. La femme dépend de lui, et sa tâche à elle est de le reproduire. Il a fallu le mouvement féministe des années 1970 pour sortir de cela. »
Rendre visibles les ménagères
Celle qui a d’ailleurs été l’une des fondatrices dans les années 1970 de la campagne « Wages for Housework » (« un salaire pour le travail ménager ») ne croit toutefois pas que le salut des femmes passe par une augmentation du travail salarié, contrairement à d’autres féministes au discours plus néolibéral. « Beaucoup de féministes ont pensé que [l’équation] du travail ménager se résolvait par le travail [salarié]. Avec ça, la femme pouvait devenir un véritable être social. Mais aujourd’hui, la majorité des femmes travaillent, travaillent, travaillent ! Il faudrait complètement repenser la question de la reproduction sociale. »
Ces questions sur la reproduction sont de plus en plus importantes dans l’évolution de la technologie. Et les programmes pour les salaires minimums garantis, c’est une grosse conversation en ce moment.
D’autant plus que plus de travail salarié chez les femmes « actives » ne fait souvent que rejeter les tâches de s’occuper des enfants, de faire les repas, de nettoyer la demeure à d’autres personnes, en l’occurrence des femmes pauvres et au statut précaire, souvent immigrantes. Rien pour défaire le sexisme relié à l’accomplissement de ces tâches. « [Wages for Housework] a été complètement malentendu, se rappelle la chercheuse. Sa fonction était de démontrer que voilà, ça, c’est un travail. Notre revendication avait beaucoup de finalités : visibiliser ce travail et faire voir son rôle dans le contrat social. Et puis surtout montrer que le salaire est un instrument politique qui organise la dépendance des gens. Le mouvement féministe était très fort et cherchait un slogan. C’était une façon de changer la relation entre les hommes et les femmes. De dire que derrière chaque travailleur, il y a une femme qui l’a élevé. »