«Le drap blanc»: guérir par la fiction

Le livre de Céline Huyghebaert se situe à mi-chemin entre le récit autobiographique, l’enquête journalistique et le journal intime.
Photo: Justine Latour Le Quartanier Le livre de Céline Huyghebaert se situe à mi-chemin entre le récit autobiographique, l’enquête journalistique et le journal intime.

Inspirée par les silences, les souvenirs immatériels et autres vides narratifs qui forment l’histoire individuelle de chacun, l’artiste Céline Huyghebaert a recours à une multitude de voies et de supports, parmi lesquels l’écriture, la photographie, le collage, l’entrevue et la collecte d’archives, pour raconter et ainsi redonner vie à ce qui « ne laisse pas de trace ».

Le drap blanc, son premier livre, s’inscrit dans cette démarche éclatée. Le terme « roman » s’avère trop réducteur pour décrire cet ovni littéraire dont la forme peu conventionnelle sous-tend une authenticité troublante et une vérité dont l’aspect anecdotique ne fait que renforcer le sentiment d’universalité.

À mi-chemin entre le récit autobiographique, l’enquête journalistique et le journal intime, le bouquin constitue un amalgame de souvenirs et d’informations récoltés par l’auteure afin de compenser et de faire la paix avec l’absence de son père, un homme inaccessible et profondément malheureux, parti avant les adieux rédempteurs.

« On s’est promis qu’on garderait sa mémoire vivante, qu’on parlerait de lui souvent. Et ce dont on parlerait, on ne se l’avouait pas, mais ce serait uniquement des choses dont on devait se souvenir, les anecdotes qui faisaient couler dans nos veines un sirop agréable, pas le mauvais vin qu’il buvait pour se perdre. »

Pour esquisser un portrait juste de cette figure paternelle évanescente, Huyghebaert a recours à une multitude de documents, de témoignages et d’archives mythologiques personnelles. Ainsi, le récit oscille entre de courts récits qui prennent la forme de nouvelles, des transcriptions de conversations tenues avec les proches de son père, des photographies auréolées de légendes, d’extraits de lettres, de listes de rêves et de souvenirs épars et de questionnaires récoltant quelques perceptions sur l’homme.

Ces différents objets littéraires constituent tous des fragments autarciques qui, lorsque combinés, s’offrent en témoignage poignant et morcelé de l’existence d’un homme qui, tel qu’il le paraissait aux yeux de sa fille, demeure insaisissable et par conséquent tributaire de la réalité de chaque lecteur prêt à s’approprier le récit et à colmater ses brèches.

Malgré l’absence de linéarité et les notions vaporeuses d’espace-temps, l’artiste parvient à retracer le long parcours jalonné d’embûches, de détresse et de refus que doit emprunter l’endeuillé. C’est cette forme de récit qui, finalement, forme un tout cohérent et marque les esprits.

Par son discours franc, son refus de recourir à l’euphémisme et sa capacité à l’analyse et à l’autocritique, elle recrée la sensation du gouffre béant qui menace à tout moment d’engloutir ceux qui restent, ainsi que l’apaisement qui s’installe progressivement à mesure qu’ils parviennent à remonter à la surface et à s’approcher de la lumière.

Extrait du «Drap blanc»

Le téléphone n’arrête pas de sonner, mais je ne réponds pas. Je pense à mon père. Je pense qu’on peut se lever tous les matins, travailler, manger, parler, sourire, et être mort quand même. Le téléphone sonne. Je me dis que c’est ce qui a tué mon père : le quotidien qui s’effrite, les yeux qui cherchent par la fenêtre, les caresses à l’eau de Javel, et bientôt on parle sans s’écouter, de ta journée et de la mienne, on parle de notre agenda, avec des heures en début de phrase et une liste d’activités ; ou peut-être que ce n’est pas du tout ça.

 

Le drap blanc

★★★★

Céline Huyghebaert, Le Quartanier, Montréal, 2019, 336 pages



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