«Antiféminismes et masculinismes d’hier à aujourd’hui»: des salauds manifestes

Christine Bard enseigne l’histoire contemporaine à l’Université d’Angers. Spécialiste de l’histoire des femmes, elle a notamment codirigé le Dictionnaire des féministes (2017). Elle vient de faire paraître Antiféminismes et masculinismes d’hier à aujourd’hui en collaboration avec ses collègues de l’UQAM Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri.
Votre nouveau livre montre que le féminisme et l’antiféminisme avancent en cordée depuis des siècles. Pourtant, comme vous l’écrivez en présentation, l’antiféminisme est beaucoup moins étudié que le féminisme. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Il y a évidemment plus de plaisir à travailler sur les féminismes, les femmes rebelles et les progrès qui découlent de ces pensées et de ces actions. Les chercheuses et les chercheurs (plus rares) se reconnaissent dans les luttes du passé pour l’égalité des sexes. Avec les antiféministes, il y a plutôt un effet repoussoir. Les discours de haine ne sont pas très agréables à étudier. Creuser les moments où ils se banalisent et provoquent des passages à l’acte comme dans les années 1930 et 1940, c’est pour le moins déprimant. Mais il n’y a pas de sujet tabou et nous avons un devoir de lucidité. De plus, l’histoire de l’antiféminisme éclaire l’histoire du féminisme en montrant à quelles résistances les féministes ont toujours dû faire face.
Comment avez-vous commencé à vous intéresser à ce courant, et comment s’inscrit le nouvel ouvrage dans ce parcours ?
J’ai fait mon doctorat sur l’histoire des féminismes en France et déjà, j’y donnais une place aux antiféminismes et même aux femmes antiféministes. Il m’est donc toujours apparu important de mêler les deux histoires. Le nouvel ouvrage s’appuie sur un colloque franco-québécois organisé à l’Université d’Angers en 2017. Pour moi, c’est aussi l’occasion de revenir sur le sujet 20 ans après avoir publié le premier ouvrage collectif sur ce sujet : Un siècle d’antiféminisme. En France, j’essaie de porter ce champ de recherche qui s’est particulièrement développé au Québec après l’attentat de Polytechnique, avec de nombreuses publications et des films.
Vous écrivez que l’antiféminisme précède le féminisme. Que veut dire cette formule ?
Elle veut dire que le féminisme peut être aussi compris comme une réaction à l’antiféminisme anticipant et redoutant l’émancipation des femmes. Les traces de cette idéologie nous viennent du fond des siècles. Dans la guerre préventive contre l’émancipation des femmes, le courant antiféministe peut d’ailleurs se vanter d’avoir inventé le mot « féminisme ». On le doit à Alexandre Dumas fils, tout à fait hostile à l’égalité des sexes. Il veut ainsi désigner une pathologie politique, une anomalie de la pensée. Il détourne un terme médical qui désigne déjà la féminisation au sens biologique des sujets masculins tuberculeux. Ça en dit long que le mot « féminisme » désigne une pathologie !
Quel est le lien entre les antiféminismes et les masculinismes regroupés dans le titre de votre livre ?
Au sens le plus large, les antiféminismes prennent plusieurs formes. Celle des masculinistes apparaît à la fin du XXe siècle avec ses argumentaires et ses organisations propres. C’est la forme contemporaine nord-américaine et européenne de l’antiféminisme organisé. Cette forme dominante dans les sociétés occidentales veut symétriser la situation des hommes et des femmes, retourner les outils et les concepts féministes pour dénoncer la situation prétendument inférieure des hommes dans les sociétés modernes. L’idée centrale ici, c’est que les femmes dominent désormais les sociétés occidentales, que les hommes occidentaux sont dévirilisés et qu’il faut donc restaurer un pouvoir masculin.
L’antiféminisme est-il encore et toujours religieux ?
Nous avons à coeur de montrer dans le livre que, dans toutes les religions monothéistes, des expressions féministes sont combattues par des réactions antiféministes. En France et au Québec, l’Église catholique apparaît comme l’institution patriarcale par excellence qui résiste au maximum à toutes les revendications vers plus d’égalité et plus de parité. Combien de temps ça va-t-il durer ? Quelle force de résistance quand même !
Où se situe l’antiféminisme sur l’axe gauche-droite ?
L’antiféminisme se nourrit d’un sexisme ordinaire. On retrouve ce sexisme dans toutes les familles politiques. Cela dit, les antiféminismes de droite et de gauche ne sont pas de même nature. L’extrême droite en fait une construction idéologique qui a sa cohérence avec son discours sur la décadence des sociétés modernes, le désir de revenir à un âge d’or. Cette nostalgie d’un passé patriarcal, on la trouve plus à droite qu’à gauche. À gauche, l’antiféminisme s’organise plutôt autour de la notion du progrès. Dans l’histoire de la gauche en France, on voit beaucoup peser cette idée que les femmes pourraient ralentir la marche vers le progrès dans le sens où elles seraient trop attachées à des modèles traditionnels, trop conservatrices par nature ou par culture. Si les Françaises ont eu le droit de vote aussi tard, c’est parce que la gauche, notamment le Parti radical, a bloqué la réforme alors que la droite avait fini par évoluer sur cette question en pensant que la majorité des femmes pourraient voter pour elle.
Que changent les nouveaux moyens de communication dans ce portrait global ?
Le cyberantiféminisme massifie des discours de haine, crée une horizontalité avec des groupes virtuels. On le voit bien avec les incels, ces misogynes en ligne qui font la promotion de la violence contre les femmes et transforment en héros ceux qui les ont précédés comme le tueur de Polytechnique, pionnier du terrorisme masculiniste. Mais les féministes bénéficient aussi des réseaux sociaux et d’Internet. Le cyberféminisme est très vivant, et on a vu l’effet puissant de la vague #MoiAussi. La longue dynamique qui se joue entre les féministes et les antiféministes se poursuit de cette manière.