Et si nous n’attendions pas d’être morts pour dormir un peu?

« Je dormirai quand je serai mort », chantait en 1976 le défunt Warren Zevon, sans se douter que son mot d’esprit deviendrait 40 plus tard le credo d’une époque exténuée, où un horaire moins que rempli à ras bord n’est rien d’autre que le symbole indubitable de ses échecs professionnels et personnels.

Aux cernes toujours plus creux, aux dépressions qui guettent sans cesse, aux fins de semaine qui ne rechargent pas les batteries plus qu’à moitié, Isabelle Dumais oppose Les grandes fatigues, recueil qui tente de laver de la honte qu’il charrie cet art ancien qu’est celui de ne pas constamment courir après sa queue. Est-il encore possible de ne rien faire sans être foudroyé par l’angoisse de son inutilité ?
« J’ébauche des projets qui s’écrasent sur ma tête en couronne de cafards », observe la poète dans ce puissant troisième livre (Un juste ennui, La compromission), inventaire des sources d’épuisement qui s’additionnent au quotidien sur ses épaules : ivresses jamais à la hauteur de l’intensité de leurs promesses, surstimulation du divertissement, amours avortées dans l’essoufflement ininterrompu des déceptions répétées, crainte du silence qui saurait sans doute nous apaiser s’il ne nous était pas à ce point étranger.
« Osons la sieste / cette petite insolente rieuse salutaire. // L’assoupissement comme attitude / la somnolence notre style / le sommeil forme fière de la suspension / une posture une démarche une éthique / une esthétique une mission », propose cette « activiste de la lenteur » dans un passage subvertissant le discours éternellement culpabilisateur de la publicité.
Entre la critique mordante d’un monde ridiculement fier de son agenda qui déborde et la sincère profession de foi envers la séditieuse douceur de la paresse, Isabelle Dumais refuse que les messies de la pop-psycho s’arrogent la sérénité du repos pour mieux la transformer en produit de consommation que l’on pourra s’offrir, un jour, quand nous aurons suffisamment travaillé. Nos grandes fatigues appellent la plus passive des révoltes, celle de l’oisiveté éhontée.
Rater pour résister
En matière de cernes, Emmanuel Deraps semble aussi bien s’y connaître. Prisonnier d’une nuit qui l’embrase et le brise, le poète signe avec Failure un manifeste de la défaite revendiquée et du ratage élevé au rang d’acte de résistance, auquel pourront souscrire tous ceux et celles qui portent comme une croix le poids de leurs inconsistances, de leurs lâchetés et de leurs promesses brisées.
« failure c’est un long poème / quelque chose comme un livre / pour les faibles […] // c’est pour celles qui tracent des dessins / à partir de quelques-unes de leurs cicatrices / et pour ceux qui ont arrêté de parler / parce qu’il est facile de croire / que tout / a déjà été dit // […] c’est pour ceux qui startent au bottom et qui y resteront », annonce-t-il d’emblée en étouffant le triomphalisme du célèbre refrain-slogan de Drake. Pas de raisons de plastronner ici, qu’un chapelet de camouflets et de revers.

Pris au piège dans le paradoxe d’une vie qu’il ne peut imaginer autrement qu’en tant que poète, malgré l’hyperconscience de la faillite que représente une vie de poète aux yeux d’à peu près tout le monde, Deraps se peint à la fois en figure sacrificielle et en trublion.
Son portrait railleur du microcosme de la poésie, de son esprit de sérieux et de ses tensions souvent risibles, procure ses pages les plus tragicomiques à ce second recueil, quelque part entre le journal intime d’un autosaboteur et le polaroïd de la très bouillonnante scène montréalaise des micros ouverts.
Expansif et impoli, Failure est un livre volontairement échevelé qui met tout sur la table en ne craignant pas de beurrer épais, le témoignage sans retenue d’un gars ben fatigué de son affection pour les causes perdues que sont la poésie et l’amour.
Il voulait être un poète maudit, mais doit bien admettre qu’il n’est parfois qu’une ruine qui dégrise devant Netflix. « j’ai toute la misère du monde à croire / que mes poèmes vont passer / l’hiver », confie-t-il, alors qu’il n’y a pourtant rien de plus universel que l’échec.