Miriam Toews: s’unir, au-delà de l’horreur

Miriam Toews a grandi dans la communauté mennonite de Steinbach, au Manitoba. 
Photo: Carol Loewen Miriam Toews a grandi dans la communauté mennonite de Steinbach, au Manitoba. 

Entre 2005 et 2009, dans une colonie mennonite recluse de la Bolivie, femmes et fillettes se réveillent régulièrement le corps couvert d’ecchymoses, leurs draps tachés de sang, les mains attachées par des cordes. Pourtant, leurs souvenirs sont estompés. Certains membres de la communauté suspectent le démon et l’imagination débordante des femmes.

Un soir, deux hommes sont pris en flagrant délit alors qu’ils tentent d’entrer par effraction dans la maison d’une des victimes. La vérité est vite dévoilée. Pendant quatre ans, neuf prédateurs ont drogué et endormi les femmes, vaporisant un produit dont le dérivé sert à anesthésier les vaches, dans l’objectif de les violer à répétition.

« Lorsque j’ai été confrontée pour la première fois à cette tragédie, je me suis immédiatement sentie interpellée, indique l’écrivaine canadienne Miriam Toews, dont le dernier roman, Ce qu’elles disent, est directement inspiré de cet événement. J’ai senti comme une obligation d’écrire sur leur réaction, leur résilience, leur vulnérabilité. J’aurais pu être l’une de ces femmes. »

Miriam Toews a grandi dans la communauté mennonite de Steinbach, au Manitoba ; un regroupement moins conservateur, bien qu’excessivement rigide, fondé sur des préceptes de culpabilité et de repentir. Dès l’obtention de son diplôme d’études secondaires, à l’âge de 18 ans, elle quitte son village et s’envole pour Montréal.

« Dans les colonies les plus isolées, comme celle de Bolivie, les femmes n’ont pas accès à l’éducation. Elles ne savent ni lire ni écrire, et ne parlent généralement pas la langue du pays dans lequel elles vivent. Elles ne disposent d’aucun outil pour dénoncer les abus qu’elles subissent. Les cas de violence sexuelle sont tellement nombreux dans ces communautés, c’est un problème ininterrompu. »

L’amour avant l’horreur

Dans son roman, l’auteure a choisi de laisser de côté la description de l’horreur et la sordidité des événements, préférant se concentrer sur la réponse fictive des victimes à ces derniers.

À travers ses mots, on assiste aux rencontres clandestines de huit femmes désignées pour prendre une décision sur leur avenir au sein de la communauté. Elles sont placées devant trois choix : pardonner aux bourreaux, résister et se battre ou fuir vers le vaste monde.

« J’ai longtemps réfléchi au type d’histoire que je souhaitais raconter. Je ne voulais pas exposer de nouveau les crimes. Être explicite n’aurait en rien servi mon propos. Je me devais de trouver une nouvelle manière de parler des agressions. En explorant les questions que je me suis moi-même posées tout au long de ma vie, je redonne aux protagonistes une certaine liberté, une certaine emprise sur leur destin. »

Plutôt que de se pencher sur la psychologie, le vécu et le développement de chacun des personnages, c’est la force de l’union et de la collectivité qui a inspiré Mme Toews. « Ces femmes partagent les mêmes expériences et doivent composer avec les mêmes limites. Pour imaginer et construire la société dont elles rêvent, elles doivent ne faire qu’un : un esprit, une voix, un être. Le contexte est négligeable au fond. C’est une histoire sur l’importance de travailler ensemble, d’unifier nos voix pour ce que l’on croit juste. »

J’ai longtemps réfléchi au type d’histoire que je souhaitais raconter. Je ne voulais pas exposer de nouveau les crimes. Être explicite n’aurait en rien servi mon propos. Je me  devais de trouver une nouvelle manière de parler des agressions. 

Bien que l’horreur et le traumatisme soient omniprésents dans les craintes, les doutes, les réflexes et les troubles psychologiques des victimes, le roman est traversé par un souffle de compassion, de chaleur et d’espoir, ainsi qu’une poignante humanité teintée d’une douce ironie.

« Les trois choix qui se présentent aux femmes sont tous imparfaits et comportent leur lot de dangers. C’est à travers leurs remises en question qu’on réalise que ce sont des êtres humains comme nous tous, qui prennent soin les unes des autres, s’aiment, se contredisent, se disputent, se moquent. C’était important pour moi que les lecteurs réalisent que ce ne sont pas juste des personnes étranges et dérangées par leur culte. »

Injustices

 

Malgré la spécificité des lieux et des personnages, l’auteure espère, avec ce roman déjà comparé au classique féministe La servante écarlate, mettre en lumière les conséquences et les injustices subies par les femmes qui, partout à travers le monde, évoluent sous des régimes autoritaires et fondamentalistes.

Pour celle qui se considère comme intrinsèquement mennonite, l’objectif n’est pas de critiquer les croyants, mais plutôt la culture de contrôle, de péchés et de châtiment qui définissent ces sociétés.

« Je garde espoir que nous puissions conserver la foi et vivre en communauté, tout en étant tous et toutes en sécurité et en disposant des mêmes droits et libertés. Nous en sommes encore au début de la conversation, mais il y a un grand désir d’égalité et de justice. »

Extrait de «Ce qu’elles disent»

« Agatha demande à Ona d’en dire plus sur sa déclaration révolutionnaire.

Elle lance quelques idées. Les femmes et les hommes prendront collectivement toutes les décisions qui concernent la colonie. Les femmes seront autorisées à penser. Les filles apprendront à lire et à écrire. Il devra y avoir à l’école une carte du monde qui nous permettra de comprendre la place que nous y occupons. Les femmes de Molotschna créeront une religion nouvelle, inspirée de l’ancienne, mais centrée sur l’amour.

Marisse plisse le front d’un air théâtral.

Ona poursuit : nos enfants seront en sécurité.

Greta a fermé les yeux. Elle répète le mot collectivement, comme s’il s’agissait du nom d’un légume qu’elle ne connaît pas.

Mariche explose. Elle accuse Ona d’être une rêveuse. »

Ce qu’elles disent

Miriam Toews, traduit de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Boréal, Montréal, 2019, 264 pages



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