«L’art du politiquement correct»: ils auront des oreilles, mais n’entendront rien

La blague pourrait aller comme suit : à la sortie d’une galerie d’art, deux individus perplexes se regardent. Le premier demande au second : « Était-ce de l’art ? » En regardant le texte de présentation de l’œuvre, le second lit à haute voix les mots « contester la domination » et « rendre compte d’identités multiples ».

Après un moment, il répond : « Je ne sais pas, mais je sais que ça a été subventionné. » Voici un paradoxe occidental contemporain : s’attaquer au discours de l’ordre est progressivement devenu un prérequis pour être financé par les ténors de celui-ci.
Quand nos seules clés de compréhension de l’art « soulagent le spectateur de toute appréhension contradictoire du réel » en n’appliquant que des critères biologiques aux créateurs et en espérant que la représentation devienne représentativité, l’art perd-il son pouvoir ?
C’est ce que croit Isabelle Barbéris, maître de conférences à l’Université Paris Diderot, chercheuse associée au CNRS et auteure de l’essai L’art du politiquement correct.
À l’origine d’une tempête
En se fiant à la réputation en ligne d’Isabelle Barbéris, on a vite fait de la camper du côté des Jean-Louis Harouel (Culture et contre-culture), Jean Sévilla (Le terrorisme intellectuel) ou même Pascal Bruckner (Les sanglots de l’homme blanc) : une penseuse réactionnaire à l’humour douteux. Après une entrevue d’une heure et demie, on tempère.
C’est que Barbéris (ouvertement de gauche) a eu à en découdre avec le collectif Décoloniser les arts (DLA), qu’elle a invité, il y a deux ans, dans son séminaire « Théâtre et démocratie ».
Elle travaillait alors sur la représentativité. Son refus d’utiliser dans les communications officielles le terme « racisé.e.s » (qu’elle admettait cependant durant les discussions, dit-elle) a créé un tollé : « Je leur ai dit que je ne présenterais pas celui-ci comme une clé de lecture ou un même un terme valable. »
Aujourd’hui, une partie de la gauche a décidé de ne pas inclure certains arguments de la droite par souci d’image plus que par honnêteté intellectuelle
Le séminaire a eu lieu, mais les tensions étaient palpables. Barbéris affirme que ses étudiants maghrébins et métis se sont sentis « pris en otage » par les militants de DLA qui déclaraient que « s’ils appréciaient l’université, ils étaient des “native informers” ».
Elle a ensuite publié des articles sur l’association et critiqué David Bobée, directeur du Centre dramatique national de Normandie-Rouen, également membre du Collège de la diversité (mis en place en décembre 2015 par le ministère français de la Culture).
Le tout a déraillé lorsqu’elle a créé le compte Facebook « David Bobo » (resté en ligne 15 jours et visité par une dizaine de personnes) pour se moquer de Bobée, où l’on pouvait lire qu’il était « président de 50 associations : SOS bébés phoques intersectionnels ».
« Bobée étant homosexuel, il m’a fait un procès en homophobie », soutient-elle. Les calomnies ont fusé. Les menaces de mort aussi…
Les ennemis de mes ennemis
Si l’on s’en tient à ce qu’elle écrit dans L’art du politiquement correct, le discours de Barbéris se veut dans le prolongement de la gauche de tradition antitotalitaire (Arendt, Lyotard, Castoriadis, Debord, l’École de Francfort, Le Brun, etc.). Une gauche qu’elle place en porte-à-faux avec la soi-disant « gauche différentialiste et multiculturelle ».
L’angle de son livre consiste à mettre en évidence l’institutionnalisation du langage totalitaire qu’est le politiquement correct « de gauche », en partant principalement d’exemples tirés de la culture subventionnée.
Ce n’est pas l’art d’être politiquement correct qu’on y analyse, mais bien l’art calculé et dénué d’esprit critique que produit, subventionne et encourage ce type de pensée qui sévit depuis la fin des années 1990.
Pour Barbéris, le tournant performatif des années 1970, issu du structuralisme, la révolution du numérique et du virtuel, ainsi que la plongée dans le capitalisme cognitif ont contribué à forger une culture où le culte de l’innovation et le narcissisme reconfigurent notre rapport au symbolique.
C’est ironiquement une étrange forme d’appropriation culturelle qui serait à l’origine de la réimportation en France de la French theory : « Après métabolisation par la gauche identitaire américaine sous la forme de subaltern et de post-colonial studies, celle-ci [serait] devenue l’un des vecteurs les plus puissants du soft power nord-américain », croit l’auteure. « La réaction contre les injustices infligées aux minorités […] a laissé place à un mouvement antidémocratique de sectarisation et de privatisation des revendications. »
Le nerf de la guerre demeure néanmoins le suivant : comment s’assure-t-on, avec cette critique, de ne pas tomber dans le paradigme : « Les ennemis de mes ennemis sont mes amis ? »
Ce n’est un secret pour personne, la dénonciation du politiquement correct adopte fréquemment un angle libéral-conservateur et constitue un terrain de choix pour les pires enflures de la droite alternative décomplexée.
« C’est le problème du cercle vicieux, défend l’essayiste : en s’éloignant de certains penseurs, par volonté de ne pas être associés à eux, on les rejoint de l’autre côté. »
Elle y voit une confusion entre corrélation et causalité : « Aujourd’hui, une partie de la gauche a décidé de ne pas inclure certains arguments de la droite par souci d’image plus que par honnêteté intellectuelle. »
Le secret du nouvel académisme anticulturel résiderait-il, comme le croit Barbéris, en ce qu’il tue « en même temps » l’académisme et la contre-culture ?