L'audiolivre suscite la curiosité

De Marque proposera bientôt aux éditeurs québécois des services de production d’audiolivres, en collaboration avec Vues et Voix.
Photo: Valerian Mazataud Le Devoir De Marque proposera bientôt aux éditeurs québécois des services de production d’audiolivres, en collaboration avec Vues et Voix.

Croisement entre les baladodiffusions et les livres-disques (« au son de la fée Clochette, tournez la page… »), l’audiolivre connaît une grande croissance. L’industrie québécoise entend se lancer dans ce bouquin qu’on télécharge pour l’écouter sur son cellulaire en métro, en joggant, en lavant la vaisselle. Premier texte d’une série de trois.

L’audiolivre semble avoir le vent dans les voiles, surtout chez les anglophones. Le secteur affiche un taux de croissance de 20 % à 27 % en 2017, selon les chiffres de l’Association of American Publishers ou ceux, très intéressés, de l’Audio Publishers Association. Le distributeur Audible, propriété d’Amazon, a pu engranger, seulement en Grande-Bretagne, des revenus en hausse de 45 % en 2017, dépassant les 97 millions de livres. Le mouvement crée curiosité et intérêt ici, avec un temps de retard sur les éditeurs canadiens anglophones. Car l’an dernier, 61 % d’entre eux ont produit des livres audio, un saut de 281,25 % en deux ans, selon le State of Digital Publishing in Canada 2017.

Difficile de cerner la situation au Québec, qu’on ne peut comparer à celle du reste du Canada, parce que trop différente. Surtout si on considère l’offre astronomique d’audiolivres en anglais, alors qu’elle reste limitée en français. De plus, ici, les ventes d’audiolivres échappent à tout décompte. « On avance à l’aveugle, dans un modèle économique qui se cherche », analyse Marc Britan, du développement des affaires de Vues et Voix, précurseur du genre au Québec (voir encadré). Un euphémisme pour dire qu’on ne voit pas, pour le moment, comment rentabiliser le concept.

« On peut regarder ce qui se passe dans les bibliothèques québécoises », propose de son côté Marc Boutet, président du diffuseur québécois de contenus numériques De Marque, « où on a commencé à introduire des audiolivres en avril 2018. Petit à petit, s’y sont faits des achats qui représentent maintenant 2,7 % des achats totaux en contenu numérique. C’est tout petit, on s’entend. Le livre numérique est déjà une fraction du livre papier ; et l’audiolivre est une fraction du livre numérique. On est environ à 900 prêts de livres audio par mois. » À la Grande Bibliothèque, le prêt d’exemplaires physiques de livres sonores a légèrement baissé au cours des trois dernières années, indique-t-on, de 38 000 à 35 000. Une baisse largement compensée par la hausse du nombre de prêts de livres sonores en ligne, qui est passé de 45 000 à 90 000 de 2016 à mars 2019 (chiffres projetés).

Laboratoires sonores

 

Le Québec surveille, et s’apprête à en tâter. « En 2019, l’offre devrait commencer à se structurer », indique M. Boutet. C’est pour y contribuer que De Marque va proposer bientôt aux éditeurs québécois des services de production d’audiolivres, en collaboration avec Vues et Voix. « Est-ce que le Québec suivra ? Seul le temps le dira. »

Vues et Voix, qui produit depuis 1976 des enregistrements de livres pour handicapés visuels, s’est lancé dans l’audiolivre commercial pour compenser la chute de ses subventions. C’est la biographie de Marie-Lise Pilote (Éditions La Presse) qui a ouvert cette part du catalogue. « L’accord avec les éditeurs, c’est que pour tout livre que nous produisons ou diffusons, nous faisons une version adaptée pour notre clientèle, ce qui nous permet de financer notre mission. On a une capacité de production de 1000 audiolivres par an : 14 cabines d’enregistrement, des techniciens rompus et expérimentés. » Une expérience acquise entre autres auprès… d’Audible. « Audible a financé la production d’audiolivres contre des exclusivités de diffusion, et ce système chatouillait désagréablement certains éditeurs, précise M. Boutet. Graduellement, une saine concurrence s’installe » entre Kobo et la toute récente arrivée d’Apple Books.

Écoutez un extrait de Jane, le renard et moi (écrit par Fanny Britt et Isabelle Arsenault, naré par Émilie Bibeau)


Le géant Audible a confié à Vues et Voix la production de ses exclusivités québécoises. « Nos standards de qualité se sont améliorés, précise M. Britan, et on le doit beaucoup à Audible. Les normes techniques qu’ils nous ont imposées, on les a adoptées et étendues — pas de bruits de bouche ni de son de pages qui se tournent, par exemple. » De son côté, Ici Première a développé depuis 2017 une centaine d’audiolivres gratuits, de l’événementiel Paul dans le Nord de Michel Rabagliati — presque un retour du radio-théâtre… — à L’avalée des avalées de Réjean Ducharme lu par Pascale Bussières. La chaîne d’État promeut ainsi le genre, en même temps qu’elle casse le marché par la gratuité. Une des raisons, selon Caroline Jamet, directrice générale Audio, pour lesquelles une réflexion s’impose sur le positionnement à venir de Radio-Canada en ce domaine.

Le prix de la voix

 

Car passer du feuillet à l’écrit n’est pas donné. « En moyenne, on calcule dans les 350 à 400 $ l’heure finale de narration », calcule Marc Britan. Ainsi, un bouquin de 300 pages coûtera de 2400 à 3200 $ pour devenir audio. La rentabilité est loin, pour les éditeurs. « C’est vraiment modeste, les résultats qu’on a », avance Sandra Felteau, responsable des droits étrangers au groupe HMH, « de l’ordre de 1 ou 2 % maximum, probablement moins. Ça ne devrait pas nous décourager d’en produire : pour développer le marché, il faut développer l’offre. » Pour HMH et XYZ, l’entente avec Audible était idéale pour explorer sans risque financier, échangeant l’exclusivité de l’adaptation audio contre des redevances. Antoine Tanguay, éditeur chez Alto, qui a expérimenté des adaptations avec Audible et Radio-Canada, estime qu’il est encore difficile de se faire une tête dans la mouvance actuelle. « Les résultats se font attendre et souvent, on compte les ventes en dizaines, tout au plus », indique celui qui a désormais neuf titres audio à son catalogue. « Présentement, je suis plus intéressé par les possibilités de la baladodiffusion que par l’adaptation en livre audio. »

Écoutez un extrait de Le poids de la neige (écrit par Christian Guay-Poliquin, naré par André Briand)


Alexandre Stanké, musicien qui fait dans l’audiolivre depuis 25 ans, ne croit de son côté pas du tout à l’émergence d’un nouveau marché. Avec ses 700 titres, « on est capable de vivre de ça, ma femme et moi, mais une grosse compagnie ? Oubliez ça », tranche-t-il. La raison : les coûts trop élevés, le désintérêt de plusieurs libraires pour le produit, le marché trop petit pour la rentabilité. L’étude canadienne BNC sur l’utilisation des audiolivres en 2018 estime que la majorité des « auditeurs de livre » ont dépensé 25 $ dans l’année. Or, sur Audible, Autour d’elle de Sophie Bienvenucoûte 19,98 $ (23,95 $ en papier), Harry Potter et la chambre des secrets, 38,99 $ (15,95 $), et l’abonnement, qui ne permet d’écouter qu’un livre à la fois, coûte 14,95 $ par mois.

Vues et Voix

L’organisme a été fondé par un jeune étudiant en médecine qui a perdu la vue au cours de ses études. « Ses camarades ont commencé à enregistrer les livres pour lui, pour lui permettre de finir son cycle d’études », recadre Marc Britan, au développement des affaires. « Ça s’est renouvelé, au départ pour les bouquins scolaires, et étendu à la lecture de loisirs pour rendre la lecture accessible aux personnes en situation de handicap. Le service est gratuit à partir du moment où les usagers montrent canne blanche, si je puis dire. » Vues et Voix a ainsi produit au fil du temps quelque 20 000 livres adaptés.

 



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