
«L’oie et son frère»: mine de rien

Une oie et son frère habitent une petite ferme dans laquelle dindons, moutons et chien se partagent l’espace et l’amitié. Ainsi, dans ce coin paisible à l’abri de toute hostilité, la ménagerie se laisse porter par le temps qui passe, insouciante. Mais dans cet îlot rural, les deux anatidés échangent mille et une discussions autour de l’existence. L’amour, la mort, le bonheur, la peine, la solitude, l’être humain et ses comportements passent sous la loupe des deux lurons qui ont beaucoup à dire.
Fidèle à ses habitudes, l’auteur belge Bart Moeyaert explore les travers de l’humain, se questionne sur la vie et ses alentours dans L’oie et son frère, ce recueil de 45 fables. Tenues à bout de bec par les oies, les histoires nous plongent tour à tour au cœur d’un quotidien qui est tout sauf banal.
Devant ce paillasson tout fraîchement acheté par la fermière et sur lequel on peut lire « bienvenue », le chien exprime sa satisfaction. Mais les oies en ont vu d’autres et considèrent ce mot, placé ainsi devant la porte, comme tout à fait stupide. Devant l’étonnement du canidé, elles expliquent alors la part sombre de l’invitation. Le Destin, la Mort, le Vide, le Diable et autres bestioles se sentent nécessairement tous aussi concernés par l’hospitalité. Alors, « va vite t’allonger à ton aise [sur le paillasson] disent l’oie et son frère au chien. S’il te plaît ! ». Que le mot disparaisse.

Dans la courte fable intitulée « La cousine », ce même chien prend conscience de sa solitude. Car, au milieu de ces congénères en couple — oies, dindons, moutons —, il n’est, pour sa part, qu’« un chien à lui tout seul ». Ce sentiment d’abandon est aussi ressenti par le frère de l’oie lorsqu’il réalise l’ampleur du gouffre contenu dans un banal « dors bien ». Malgré la présence de l’autre à ses côtés, le sommeil enferme chacun dans sa solitude.
Tout sauf bête
Sous une apparente simplicité, portées par un ton candide et humoristique, les courtes histoires de Moeyaert s’offrent comme autant de réflexions à haute teneur philosophique. D’ailleurs associée à la bêtise dans les proverbes et l’imaginaire collectif, l’oie retrouve ici ses lettres de noblesse. Car c’est bien une des forces de l’auteur de La création que de renverser les idées reçues et faire voir le monde autrement. Ici, l’oie réfléchit, questionne, surprend ses interlocuteurs. Tout à la fois pragmatique, sensible, pleine de sollicitude, de compassion, d’aplomb, elle fouille le quotidien dans ce qu’il a de plus banal et l’élève à un niveau supérieur.
Quelques illustrations signées Gerda Dendooven appuient cette apparente légèreté. Le trait naïf se marie à l’absurde, invitant l’œil à s’arrêter sur chacune des scènes qui racontent un moment de l’histoire et remet le réel en question tout autant que le texte. Dans la lignée des fables animalières — La Fontaine en tête —, L’oie et son frère est une œuvre ouverte, libre de carcans, de stéréotypes, qui a pour bienfait de bousculer l’être humain dans ses a priori et ses certitudes. Fameux.