Il n’y avait pas d’accalmie avec Hélène Monette

« QUI FERA TOUT SAUTER ??? » demande Hélène Monette — en majuscules et avec trois points d’interrogation, oui monsieur ! — dans Montréal brûle-t-elle ?, long poème concluant son premier recueil du même nom paru en 1987. Et si la poésie parvenait à tout faire sauter, ou plus modestement à déposer un grain de sable dans l’engrenage du temps qui manque toujours, de la vie que l’on offre à son patron sans se poser de questions, et de l’égoïsme qui menace de gangrener même les coeurs les plus magnanimes ?
Voilà du moins ce que suggère la romancière et poète dans cette invitation à lutter contre « L’INDIFFÉRENCE L’ENGOURDISSEMENT LE MUTISME » (encore en majuscules), une grosse mais bienveillante claque au visage. Hélène Monette souhaitait nous mettre en garde contre la cruauté de ceux pour qui toute lâcheté est défendable si elle permet de dominer l’autre. « La violence ira au bout/de ce qu’on attend d’elle/tu n’iras pas loin/si tu continues/de tuer l’avenir/à présent », prévenait l’écrivaine, emportée par un cancer du poumon à l’âge de 55 ans, le 25 juin 2015.

« C’est à peine si dans Montréal brûle-t-elle ? on ne sent pas l’omniprésence des iPhone », blague à moitié le réalisateur d’À tous ceux qui ne me lisent pas, Yan Giroux, en évoquant la clairvoyance du portrait que trace ce poème de l’aliénation qu’alimentait déjà dans les années 1980 le discours de la performance à tout prix, et qu’alimente encore davantage aujourd’hui l’hyperconnectivité.
Une des scènes clés de son long métrage inspiré de la vie d’Yves Boisvert faisait retentir cet automne dans les salles de cinéma de la province le tempétueux texte de jeunesse d’Hélène Monette, lu par l’actrice Nathalie Catudal, alors que le personnage qu’interprète Martin Dubreuil erre dans les ruelles de cette ville qui lui tend des pièges en même temps qu’elle lui fournit son oxygène.
« L’énergie du poème collait beaucoup au portrait du poète qui avance envers et contre tous qu’on voulait faire », poursuit le cinéaste, qui a rencontré Hélène Monette pendant l’écriture de son scénario (cosigné avec Guillaume Corbeil), afin de discuter de son amitié avec Yves Boisvert. « Ce qu’Hélène décrie dans ce poème-là avait une résonance avec ce qu’on voulait montrer du doigt dans le film. Jusqu’à un certain point, Yves n’est qu’un symbole. L’idée, c’était de revaloriser le rôle que tiennent tous ces artistes qui définissent la culture québécoise dans l’ombre. »
La colère et l’espoir
Dixième enfant d’une famille de dix, Hélène Monette grandit dans un milieu relativement modeste à Saint-Philippe-de-Laprairie, en Montérégie. Elle partage pour la première fois ses textes sur la scène du Café Instantané, dans le Vieux-La Prairie, puis participe à Montréal aux événements Place aux poètes de Janou Saint-Denis. Les Écrits des Forges regroupaient récemment sous le titre Le monde n’est pas du monde ses trois premiers recueils : Montréal brûle-t-elle ? (1987), Lettres insolites (1990) et Le diable est aux vaches (1992). De quoi se réjouir, malgré un travail éditorial inexistant (aucune préface, aucune mise en contexte historique, aucune note d’accompagnement).
« Te rends-tu compte/la sensibilité mène une chienne de vie », écrit dans son second livre celle dont la parole oscillait sans cesse entre la colère que lui inspirait la sournoise barbarie de l’injustice sociale et l’espoir que l’inaliénable tendresse du monde freine son avancée. « Un jour j’ai souhaité à mon pire ennemi/de prendre son bain tous les jours/pour se calmer/c’était quand on y pense/un geste d’une bravoure insensée/car il aurait pu me casser la gueule », ajoute-t-elle dans Le diable est aux vaches, quelque part entre main tendue et intransigeance.
Elle n’avait d’ailleurs toujours pas décoléré en 2014 dans Où irez-vous armés de chiffres ? (Boréal), son ultime livre, que l’on aimerait qualifier de dystopie s’il ne décrivait pas avec autant d’acuité les effets délétères du capitalisme tardif sur l’existence de ceux qui se demandent chaque mois comment ils parviendront à payer le loyer.
« On est en colère, parce qu’on espère », observe le poète Jonathan Lamy, qui a beaucoup côtoyé l’auteure de Unless (1995) et de Thérèse pour joie et orchestre (2008). « C’est en fait une des grandes leçons de son oeuvre : si on est en colère, c’est parce qu’on est plein d’espoir et il faut utiliser cette colère comme carburant. »
« Gérald, un ami de la famille, dit souvent : “Avec ta mère, il n’y avait pas d’accalmie, autant dans sa personnalité que dans son écriture” », raconte la fille unique d’Hélène Monette, la journaliste Lili Monette-Crépô. « Oui, il y a dans ses livres des poèmes très doux, mais il n’y a jamais de pause. Dans Lettres insolites, chaque fois que tu penses que ça va se calmer, ça recommence : bang, bang, bang ! Ma mère, elle faisait ses propres choix, elle se tenait debout, elle avait le courage de ses convictions. »
« Ce que j’admire chez elle, c’est comment ses mots sont comme des miroirs qu’elle nous met en pleine face », confie pour sa part la poète Elkahna Talbi, qui collaborait l’an dernier au collectif Le coeur-réflexe (Possibles Éditions), entre les pages duquel Daphné B., Marie-Andrée Gill et Lili Monette-Crépô rallumaient les braises (encore chaudes) de Montréal brûle-t-elle ?.
« L’écriture d’Hélène est basée sur l’oralité et ça s’entend quand on la lit », ajoute celle dont les textes partagent avec ceux d’Hélène Monette l’immédiateté d’une langue qui prend au collet, sculptée à même celle du quotidien. « Ses poèmes se déploient souvent sur plusieurs pages, mais on est porté par son rythme et son souffle unique. Elle avait compris toute la fragilité de l’âme humaine, sa beauté et sa laideur. Elle arrivait à être délicatement foudroyante. »
Habituée des soirées de lecture, Hélène Monette envisageait ses présences au micro comme partie prenante de son travail de poète. « C’est une des très, très grandes lectrices de sa génération, pense Jonathan Lamy. Elle pratiquait beaucoup, elle prenait ça au sérieux. Ses textes sont traversés par sa voix, parce qu’elle écrivait avec sa voix. » Ce qui explique sans doute pourquoi elle résonne toujours aussi fort.