Denise Boucher ne veut pas qu’on décide à sa place

La poète Denise Boucher s’est souvent mesurée aux barricades de ceux qui tentent d’endiguer toute parole souveraine.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir La poète Denise Boucher s’est souvent mesurée aux barricades de ceux qui tentent d’endiguer toute parole souveraine.

Ils ont tout vu, tout vécu et beaucoup écrit. «Le Devoir» part à nouveau pendant la période des Fêtes à la rencontre des doyens de notre littérature — des écrivains de 75 ans et plus — le temps d’une conversation au sujet de leur œuvre, du temps qui passe et d’un monde qu’ils ont vu se transformer.

« Ce n’est pas simple, conquérir sa liberté. Il y a toujours des empêchements et des systèmes de punition avant que ça cède. »

Dans son chaleureux appartement d’Outremont, assise à une table couverte des journaux de la semaine, Denise Boucher parle à ce moment-là de Lise Balcer et se rappelle comment celle avec qui elle a été emprisonnée pendant la crise d’Octobre refusera au début de 1971 de témoigner au procès du felquiste Paul Rose afin de dénoncer un système judiciaire au sein duquel les femmes ne pouvaient pas être jurées.

Elle sera condamnée pour outrage au tribunal et à nouveau emprisonnée, avant que ne soit corrigée, plus tard dans l’année, cette invraisemblable ségrégation. La raison l’emportait enfin, mais une militante y avait encore laissé un peu d’elle-même.

Denise Boucher pourrait aussi employer cette observation sur les systèmes de punition qui guettent les femmes qui sortent du rang pour décrire sa propre trajectoire. C’est que la poète s’est souvent mesurée aux barricades de ceux qui tentent d’endiguer toute parole souveraine. En 1978, sa pièce iconoclaste et furieusement antipatriarcale, Les fées ont soif, rameutait sur le parvis du TNM des groupes religieux armés de leurs chapelets, de leurs certitudes et de leur pudibonderie. Le Conseil des arts de Montréal retirera une subvention de 15 000 $ au théâtre, qui refusait d’imposer à la dramaturge de modifier son texte, jugé trop vulgaire.

Elle restera, se remémore-t-elle quatre décennies plus tard, paralysée pendant sept ans, piégée dans la torpeur de ces appels au muselage. Incapable d’écrire quoi que ce soit. Elle pouvait difficilement, pourtant, accorder de la crédibilité aux outrances morales de ces intégristes, lui fait-on remarquer.

La parole des femmes, peu importe comment elle s’exprime, est toujours minée par des soupçons!

 

« C’est vrai, mais ça finit par te jouer dans la tête quand même, même si tu sais qu’ils n’ont pas raison », raconte l’écrivaine d’une voix lente, les épaules voûtées mais le regard vif et curieux, presque scrutateur. La nouvelle mouture des Fées, montée cet automne au Rideau vert par Sophie Clément, l’aura laissée sans voix. Elle devait, au lendemain de notre visite, en recevoir toute l’équipe afin de célébrer ses 83 ans.

« On se demande souvent pourquoi les femmes doutent beaucoup. C’est parce que la parole des femmes, peu importe comment elle s’exprime, est toujours minée par des soupçons ! Mais en 1978, j’ai aussi eu un sentiment fort, celui de la découverte de la solidarité, la solidarité de Jean-Louis Roux [alors directeur du TNM] qui ne nous a jamais laissées tomber. Tandis que l’été dernier, on a laissé tomber [Robert] Lepage… »

Elle consacrera ces sept années de remise en question à fouiller l’histoire des religions. « Et ça a été très intéressant de découvrir que, chaque fois qu’il y a un dieu, dans n’importe quelle culture, sa mère est vierge. Ça permet de comprendre pourquoi les femmes ne se sentent jamais assez parfaites à leurs yeux, pourquoi les filles vivent toujours avec autant de complexes. »

La pédagogie de la cyprine

 

« Plus il s’en dira, plus nous aurons d’arguments pour faire sauter le système », écrit Denise Boucher en 1978 dans Cyprine, une rageuse et sororale ode à tout ce que partagent entre elles les femmes, seule stratégie pouvant triompher des violences obstétricales, du sentiment de culpabilité lié au plaisir, de l’hétéronormativité verrouillant la sexualité hétérosexuelle et de l’ignorance en général.

« Je trouvais incroyable que ce mot, “cyprine”, ne se trouve pas dans les dictionnaires. On l’avait prononcé à l’école en récitant Le vaisseau d’or, de Nelligan, mais je pensais que c’était une déesse grecque. Quand je faisais des entrevues pour le livre, on me demandait toujours ce que ça voulait dire et quand j’expliquais, les animateurs rougissaient. Il y avait toute une pédagogie de la cyprine à faire. » Elle rit doucement, comme émue par son propre culot.

Mais à quel prix prononce-t-on des mots qu’il ne faut pas prononcer, à quel prix déboulonne-t-on à l’huile de bras des statues ? « J’ai peut-être un peu souffert, répond-elle prudemment, mais le désir d’exister, le désir d’autonomie, le désir d’avoir des relations directes avec les gens sans passer par les tentations de jouer à être une autre, ça m’a sauvée. J’ai aussi été sauvée par ma paresse : je n’étais pas capable d’être autre chose que moi-même et j’ai très tôt refusé de plier. »

Très tôt comment ? « À huit ans », laisse-t-elle tomber, comme s’il n’y avait absolument rien d’étonnant là-dedans. « Il s’est passé que j’en avais marre de voir ma mère pleurer. J’avais pris la responsabilité de ses larmes et c’était trop lourd. Tu sais, les femmes étaient obligées de dire oui à leur mari et c’est pour ça que ma mère pleurait tout le temps. Et c’est quand j’ai compris ça que j’ai arrêté de croire en ce que disait l’Église, arrêté de croire en ce que disait l’autorité, arrêté de saluer la Sainte Vierge. »

La fin de la peur

 

« Je me sens bien, mais fragile », confie au sujet de sa santé notre hôtesse, qui a visité l’hôpital cet automne, à la suite d’une chute à la maison. Elle craignait déjà la vulnérabilité du corps placé entre les mains de la médecine moderne ; elle craint encore davantage aujourd’hui d’être infantilisée par un système aux yeux de qui « un vieux, c’est un vieux. Peu importe le problème que tu as, c’est un problème de vieux. C’est insupportable qu’on s’adresse à moi comme à une vieille, qu’on me chosifie. Je n’ai jamais voulu qu’on décide à ma place et je n’ai pas changé ».

Elle grimacera en entendant son trentenaire d’interlocuteur employer (bêtement) la vilaine locution « nos aînés ». « Au quotidien, je ne sais pas que je suis vieille, c’est dans l’œil des autres que je le vois. Je pense comme je pensais à 30 ans, mais parfois ça me cause des surprises. Vieillir, c’est choisir ce qui est le plus important. Il faut que tu acceptes de ne pas te garrocher pour répondre au téléphone. Il faut que tu acceptes de le rater, l’appel. Tu te tends compte rapidement que c’est fou, d’être mené par son téléphone. Et puis ton corps te fait tellement mal que tu ne perds plus de temps avec des choses insignifiantes. Tu ne perds plus de temps avec la peur. »

À voir en vidéo