«The Flame»: premier dernier testament de Leonard Cohen

« Le livre testament de Leonard Cohen », claironne le bandeau enrubannant la traduction française de The Flame, livre posthume du poète et chanteur montréalais, claquemuré depuis un peu plus de deux ans dans le luxueux penthouse occupant l’étage supérieur de la « tour de la chanson ».

Les extraits de carnets reproduits dans la troisième partie du livre ne représenteraient pourtant que de 5 % à 10 % « du matériel inédit qui pourrait être publié au cours des prochaines années », précise la représentante académique de la succession et des archives Leonard Cohen, Alexandra Pleshoyano.
« Je ne sais pas du tout pourquoi ils ont écrit ça », regrette la professeure associée au Centre d’études du religieux contemporain de l’Université de Sherbrooke, au sujet de l’argument marketing de cette traduction très franco-française, remplie de « putain » et « farfouille bidouille tripatouille » (« fiddle fiddle, fiddle »). Une lecture affligeante pour qui admire le travail d’orfèvre de Michel Garneau, dont les traductions de certains des livres de son défunt ami permettaient presque de croire que Cohen les avait lui-même d’abord écrits dans ce richissime français typiquement montréalais.
Déchiffrer Cohen
En avril 2017, Alexandra Pleshoyano reçoit un classeur blanc, contenant des morceaux de textes choisis par Leonard Cohen et Robert Faggen parmi les 3000 pages de carnets transcrits par ce dernier, avec qui la Québécoise a coédité la version originale de The Flame. La première partie du livre comporte ainsi 63 poèmes inédits, inachevés selon son auteur, qui avait coutume de réécrire et réécrire pendant des décennies, mais néanmoins réellement mis en forme.
La deuxième partie rassemble les poèmes qui seront devenus les paroles des chansons de ses quatre derniers albums. Et la troisième, une kyrielle de fragments plus ou moins achevés ponctionnés des foisonnantes archives du « perdant magnifique ».
« Tout ce qui était dans ce classeur se retrouve dans The Flame, mais relu et disposé avec la minutie que Leonard se serait lui-même imposée s’il n’était pas décédé », explique l’universitaire, qui a révisé l’ensemble des transcriptions en retournant à la source, puis choisi des dessins afin d’en ponctuer le livre.
« Ce n’est pas une critique de M. Faggen, mais ça prenait vraiment une deuxième paire d’yeux, parce que retranscrire tout ça, c’est un travail de moine. Déchiffrer l’écriture de Leonard Cohen pose problème, parce qu’il était parfois très moody, mais aussi parce qu’il y en a partout, des papiers. Il écrivait sur tout ce qui lui tombait sous la main et il aimait beaucoup aller dans les Dollarama, acheter des calepins cheaps. C’est le fouillis et ça suppose plein de décisions : il y a toujours au milieu d’un fragment le numéro de téléphone d’une femme. Je pouvais m’obstiner pour des virgules avec la maison d’édition, parce que Leonard Cohen était un perfectionniste et il faut le devenir soi-même pour lui être fidèle. »
Comment Alexandra Pleshoyano, qui vit à Sainte-Catherine-de-Hatley, en Estrie, a-t-elle hérité d’un pareil mandat ? « Je ne sais pas ! » jure celle qui a beaucoup travaillé sur la dimension spirituelle de l’oeuvre du Montréalais, avant d’être embauchée par son équipe, après sa mort. La dame se mordra la langue à plusieurs reprises pendant l’entrevue afin de ne pas en dire trop sur ce que l’avenir réserve aux admirateurs du dandy.
Elle ne l’aura rencontré qu’une seule fois, à l’arrière-scène du Zénith de Strasbourg, le 10 septembre 2010, à l’invitation des administrateurs du site Web leonardcohensite.com, Olivier Mory et Patrice Clos, à qui elle avait accordé un entretien. Elle parvenait ainsi à contourner la vigilance de Robert Kory, gérant de Leonard Cohen, aujourd’hui administrateur de son patrimoine, qui tenait à distance même les visiteurs les plus célèbres pendant la longue tournée d’adieu de son client.
« Leonard me demande d’abord ce que je fais dans la vie et je me suis trouvée à lui dire que j’avais fait deux recherches postdoctorales, se souvient-elle. Il me regarde interloqué et il me dit : “Pourquoi deux ?”, comme si c’était suspect. Je lui ai répondu que c’est parce que je n’avais pas trouvé de job et soudainement, c’était correct, j’étais blanchie. On a parlé de mystique juive et ça m’a nourrie pour la vie. Devant Leonard Cohen, on se sentait comme la plus belle femme du monde, on avait son undivided attention. Comme dans sa poésie, où il y a toujours un “je” et un “tu”, il reconnaissait en conversation le mystère chez l’autre. »
Cette déférence se manifestera même face à la mort. « Je prie pour avoir le courage / À présent je suis vieux / Pour accueillir la maladie / Et le froid / […] Je prie pour avoir le courage / À la fin / De voir la mort venir / En amie », écrit-il dans un des poèmes les plus lumineusement sombres de The Flame, autrement composé du même mélange de gratitude et d’arrogance, de sexes chauds et de prières, de certitudes et de doutes, que ses recueils les plus importants.
« J’aime encore plus Leonard Cohen maintenant parce qu’il reconnaît à nouveau dans ces poèmes inédits qu’à partir des ténèbres peut parfois arriver un éclat de lumière, confie Mme Pleshoyano. Pas les fausses lumières des masques que l’on revêt : la lumière qui ne peut venir que lorsqu’on les dépose et qu’on montre ses ombres. »
Lenny affronte Yeezy
« Kanye West n’est pas Picasso / C’est moi Picasso / Kanye West n’est pas Edison / C’est moi Edison », raille Leonard Cohen dans un poème que certains ont décrit comme une correction infligée au rappeur à l’ego costaud, alors que des spécialistes du hip-hop y ont plutôt vu le vieil homme adhérer à la tradition du rap battle, ces joutes verbales durant lesquelles des rappeurs s’invectivent.L’opinion d’Alexandra Pleshoyano ? « Est-ce que Leonard a écrit ça en se moquant ? Je suis convaincue que oui. Est-ce qu’il a écrit ça en se faisant lui-même rappeur ? Je suis aussi convaincue que oui. C’était un taquin, un pince-sans-rire. Il est né enfant. Il est mort enfant. »