Le roman de la maturité

On ne se sépare pas de tous les livres de la même façon. Il y en a que l’on referme machinalement, un peu circonspect, mais il en est d’autres que l’on quitte à regret, en se promettant d’y retourner bientôt. Le dernier roman de Julia Kerninon, Ma dévotion, nous offre un univers qu’il fait bon côtoyer, difficile à abandonner, où s’incarnent des personnages forts, pétris de paradoxes et de beautés.
C’est la narration d’Helen qui nous porte. À plus de 80 ans, forte d’une vie accomplie dans le milieu littéraire, elle marchait tout près de chez elle quand elle l’a aperçue. Frank Appledore, le célèbre peintre, « doué pour la joie, solaire, indifférent, incapable de faire quelque chose qui ne l’intéressait pas ». Frank, son ami, son amant, l’homme de sa vie.
Un événement tragique les a séparés, 23 ans plus tôt, et sur ce trottoir de Primrose Hill, à Londres, Helen entend tout lui dire : « Il y a vingt-trois ans que je pense à toi tous les jours de ton absence, alors tu ne vas pas parler, cette fois, Frank. C’est moi qui vais parler, et moi seule. Je vais tout te raconter, ici et maintenant, debout dans la rue, je vais te raconter toute notre histoire depuis le début, parce qu’il faut que je l’entende, moi aussi. »

Elle raconte une vie. Deux vies, à vrai dire, qui se sont constitué l’une contre l’autre, dans le choc des tempêtes et la douceur des réconciliations. Une histoire d’amour, de ruptures sans désamour. Helen et Frank ont vécu ensemble le plus clair de leur vie, sans pourtant parvenir à s’abandonner en même temps. C’est ainsi que le récit de cette femme, cru, nous rappelle sans cesse les sacrifices qu’elle s’est imposés, dans le leurre de la réciprocité, pour permettre à un homme talentueux, mais vertigineux, de garder son équilibre : « J’étais devenue ta servante, et comme toutes les servantes, j’ai fini par considérer que mon maître m’appartenait. »
Plus encore que des personnages, ce sont des êtres faits de rires et de larmes. L’autrice nantaise, qui s’était révélée dès son premier roman, Buvard, nous offre une voix d’une grande maturité, résolument optimiste, où devant la violence, le rêve et l’amour s’acharnent : « Cette nuit-là, comme pour effacer ce que m’avaient fait mes frères, nous avons refait l’amour dans la nuit noire de Rome, silencieusement, en serrant les dents pour ne réveiller personne, et nous l’avons fait encore une fois au matin, comme on revient inutilement sur ses pas pour vérifier qu’on a bien fermé une serrure à double tour. »
Les phrases libres, rythmées, conduisent l’histoire avec aplomb, qui convoque des sentiments puissants et complexes, avec une force évocatrice rappelant La femme qui fuit. La mécanique de Kerninon est sublime — d’ailleurs, on l’oublie — et son roman nous happe comme la vie, parfois, nous montre le chemin. Ma dévotion ne restera pas longtemps sur votre table de chevet. Ce n’est pas qu’un roman. C’est une offrande.