Jérôme Ferrari, ou la voix du regard

Le nouveau roman de Jérôme Ferrari, À son image, plonge le lecteur dans l’ambiguïté de la photographie, le confrontant à l’arme à deux tranchants des images, qui, tout en conscientisant le public, risquent aussi, à la longue, de l’immuniser contre la laideur du monde.
« Je pense que c’est une ambiguïté fondamentale, reconnaît l’écrivain. C’est même ce qui rend les choses si intéressantes. Je n’ai pas la solution pour sortir de cette ambiguïté. Le problème se pose de manière plus générale avec toutes les formes de représentation, mais comme la photographie est le mode de représentation le plus direct et le plus immédiat, le problème se pose encore plus avec elle. »

À son image, le huitième roman de Ferrari, Prix Goncourt en 2012 pour Le sermon sur la chute de Rome, raconte le destin d’Antonia, une ex-photojournaliste désabusée convertie en photographe de mariage, qui trouve la mort dès les premières pages du roman lorsque sa voiture plonge accidentellement dans un ravin, en Corse.
Comme à rebours, le roman retrace quelques épisodes de sa vie. Son adolescence, son histoire d’amour avec le membre d’un groupe de militants autonomistes corses qui fera de la prison avant de périr assassiné. Sa découverte de la photographie, puis sa fréquentation jusqu’au dégoût de multiples foyers de guerre à titre de photojournaliste (l’ex-Yougoslavie, l’Irak), devenue « lasse de passer d’une scène de crime à l’autre pour tenir la comptabilité des morts ».
Dans le sillage de la disparition de la jeune femme, À son image examine le fardeau moral de son parrain, un prêtre catholique qui lui avait offert son tout premier appareil photo lorsqu’elle avait 14 ans, et à qui il reviendra de célébrer son office funèbre. En nous dévoilant ce que le personnage du prêtre dans le roman appelle « le péché du monde », c’est le pouvoir d’esthétisation de l’horreur de la photographie de guerre que Ferrari met en lumière.
Joint par téléphone en Corse, où il vit et enseigne la philosophie dans un lycée de Bastia, Jérôme Ferrari raconte que ce nouveau roman trouve une part de son origine dans À fendre le coeur le plus dur (Inculte, 2015), un texte écrit à quatre mains avec Olivier Rohe, dans lequel les deux écrivains se livraient à une réflexion commune sur la représentation de la guerre. Un thème central dans l’oeuvre de chacun.
« J’avais envie de continuer sur ce sujet, mais dans une forme fictionnelle », explique le romancier, qui entretient un rapport assez ancien avec la photographie de guerre. Il fait d’ailleurs revivre dans le roman, à coups de vignettes qui s’intercalent avec l’histoire principale, des épisodes à moitié fictifs de la vie de deux précurseurs de la photographie de guerre au début du XXe siècle, Gaston Chérau et Rista Marjanovic.
Des risques de l’anesthésie
Une photographie en particulier a marqué Jérôme Ferrari. Un cliché du photojournaliste américain Ron Haviv où on aperçoit, quelque part en Bosnie, le soldat d’une milice paramilitaire serbe prendre son élan avant de donner un coup de pied aux cadavres de trois civils qui venaient d’être abattus. Sans surprise, la photo est devenue célèbre.
Tout comme l’a été, rappelle le romancier, celle du cadavre d’Aylan Kurdi, ce Syrien de trois ans mort noyé et retrouvé sur une plage grecque après le naufrage d’une embarcation de migrants. « Mais chaque fois, on voit que la force indéniable de la photo ne débouche sur rien. Les gens sont tristes, puis ils passent à autre chose cinq minutes après. Moi compris, d’ailleurs, ajoute-t-il. Je ne vois pas de photos prises dans les trente dernières années qui aient retourné l’opinion publique au sujet d’un conflit. »
Traces du réel corse
Si la photographie, par essence, absorbe les traces du réel, la littérature en est bien souvent elle aussi imprégnée. Ainsi, À son image se nourrit au passage de certains événements qui ont pourri l’atmosphère en Corse au cours des années 1990, les violentes luttes fratricides qui ont déchiré les milieux autonomistes.
« Cette période de conflit entre les deux branches du mouvement nationaliste reste pour moi, ajoute-t-il, une faute ineffaçable que je n’ai pas du tout vécue comme un jeu puéril, contrairement au regard que porte le personnage d’Antonia sur ces événements. »
Le climat dans l’île a totalement changé, explique l’écrivain né à Paris en 1968. « Depuis quelques années, il n’existe plus de mouvement clandestin. Et la région est dirigée par les nationalistes, qui sont rentrés dans le jeu des élections. Ce qui n’était pas du tout le cas dans les années 1980 et 1990. J’ai situé le roman dans une période de bascule des choses. » Une période qu’il connaît bien pour l’avoir vécue de l’intérieur, pour ainsi dire, ayant brièvement travaillé comme journaliste dans le journal d’une des deux branches du mouvement.
Un moment de « désillusion définitive », résume-t-il, qui lui a permis de voir comment les choses pouvaient mal tourner pour des raisons parfois complètement futiles.
« Je suis à peu près convaincu, poursuit Jérôme Ferrari, que, dans toutes les activités humaines, même les plus tragiques, il y a toujours un côté grotesque. »
Critique du roman «À son image»
À son imageJérôme Ferrari, Actes Sud, Paris, 2018, 224 pages
★★★
Antonia, une ex-photojournaliste, meurt dans un accident d’auto. En remontant le fil de sa vie et en décortiquant le regard que la protagoniste d’À son image posait sur le monde — alourdi d’un solide sentiment d’échec quant au pouvoir des images —, le huitième roman de Jérôme Ferrari se penche à sa manière sur les limites et les ambiguïtés qui accompagnent le dévoilement du réel. L’écriture subtile de l’auteur de Balco Atlantico et d’Où j’ai laissé mon âme lui sert à décliner une fois de plus les multiples subtilités du tragique. Les enjeux du photojournalisme et l’histoire récente des violences politiques en Corse servent également de prétextes, ici, à une exploration des zones d’ombre que portent en elles les images, qui nous étouffent au jour le jour autant qu’elles nous nourrissent. « Il n’y a rien de plus facile que de rejoindre la guerre », pensait la jeune femme. Mais peut-on jamais la quitter ? Rien n’est moins certain.
Christian Desmeules