Femmes (beatnik) d’aujourd’hui

On connaît les noms des Jack Kerouac, Allen Ginsberg, William S. Burroughs. Ces pères de la Beat Generation, pré-hippies, pour qui le style de vie — voyage, bohème, drogue, sexe, oralité, jazz… — était aussi important que la création, et vice-versa, ont déclenché par leurs textes (On the Road, Howl, The Naked Lunch) une petite révolution artistique américaine. Et donné son alphabet à la contre-culture à venir. Mais outre Lenore Kandel, auteure de The Book of Love, qui sont les femmes beatniks ? Beat Attitude. Femmes poètes de la Beat Generation répond depuis la France, et avec une belle frappe poétique, à la question.

« Comme beaucoup de monde, nous adorons la Beat Generation », écrivent les slameurs Annalisa Mari Pegrum et Sébastien Gavignet, en postface de cette anthologie bilingue. « Elle nous a bouleversés. Nous avons rêvé, bu, dansé, baisé, refait l’histoire avec elle. […] Plus nous entrions dans le monde des beats », poursuivent les coauteurs, amoureux dans la vie, « plus il devenait évident qu’il s’agissait d’une écriture masculine, avec un point de vue masculin, l’évocation des femmes frôlant parfois la misogynie. Où étaient les femmes ? Et si elles y étaient, écrivaient-elles ? »
La réponse, une fois retrouvés les fanzines, revues, feuillets et quelques recueils publiés, à la lecture, est indéniablement oui. Elles écrivaient. Fort bien. Et avec courage — car en 1950, la possibilité de la rébellion reste un privilège bien plus masculin. Elles apportent une autre vision du monde à la Beat Generation. Composant, sans les réduire bien au contraire à ces thèmes, d’étonnants poèmes de maternité et de domesticité beatniks. « Mon très cher amour / pourrais-tu sortir / les ordures, les têtes de poisson / dont les chats / n’ont pas voulu // les enfants dorment / je ne les entends pas respirer // Seras-tu mon ami / me protégeras-tu du mal // les poissons morts / éloigne-les // je t’en prie. »
Voici donc les mots de Hettie Jones. Ceux de Diane di Prima — peut-être la plus connue —, qui fit une « vie avec enfants, zen et poèmes d’un bout à l’autre de l’Amérique dans son bus Volkswagen », comme le rappelle la préface de l’éditeur Bruno Doucey. Anne Waldman, « la plus jeune, celle qu’Allen Ginsberg surnomma sa “femme spirituelle”, [qui voyagea dans] l’axe New York-San Francisco, puis, la Grèce, l’Égypte, l’Asie ».
Mary Norbert Körte. Joanne Kyger. Janine Pommy Vega, qui, à 16 ans, après lecture d’On the Road, plaque tout pour vivre en beatnik et finira sa vie en ermite sur une île du lac Titicaca, puis dans un village près de Woodstock. Elise Cowen, qui écrit : « La tête tournée d’un autre côté / Les mains dans le sac en papier / dans le tiroir // Serrant / Des friandises » sous le titre Héroïne, et se jettera d’une fenêtre à 27 ans. ruth weiss et son nom tout en lettres minuscules comme protestation symbolique contre la loi et l’ordre. Denise Levertov.
Dix poètes. « Ça fait partie de l’originalité », indique Sébastien Gavignet en entrevue, « elles ont eu des vies très intéressantes. Anna [Pegrum] est à traduire certains de leurs journaux, c’est fascinant. Mais on avait envie qu’elles soient reconnues d’abord pour leurs forces poétiques, pour leur écriture avant leurs vies ».
Pour Gavignet et Pegrum, il était important de publier une édition bilingue en miroir (les poèmes en version originale sur la page de gauche, la traduction ligne à ligne française sur la page de droite). Pas évident, en France, de trouver un éditeur prêt à le faire. Une version espagnole du livre est aussi sortie. « Cette version [par Pegrum] est plus libre, plus rythmée, plus slam. En français, comme ç’avait pas été fait avant, comme ça devient la première anthologie de référence, on s’est attardé davantage au sens des mots, quitte à perdre en musicalité », rapporte M. Gavignet.
« On est habité par la lutte contre l’injustice. Quand on travaille à ce type d’ouvrage, ce n’est pas pour l’argent. Il faut beaucoup de cœur pour tenter de transmettre, de traduire l’énergie d’un poème. On voulait donner voix à ces femmes, à leurs poèmes. Ils sont forts. Et la magie du livre ne vient pas de nous ; elle vient de ce que ces poètes ont existé. Notre travail, c’était un peu de redonner vie à leur écriture. »
Au cours du mouvement beat, dans les années 1950 et 1960, les femmes étaient dans l’ombre, comme l’écrivait en 2010 Jacqueline Starer, « observatrices, travailleuses, certaines plus sobres. À l’exception de Diane di Prima, elles ont écrit plus tard [que les hommes du mouvement], étaient d’ailleurs pour la plupart de dix à quinze ans plus jeunes qu’eux. Elles ont joué et jouent encore un rôle majeur dans l’héritage de la Beat Generation ». Elles ont aussi été archivistes, enseignantes. Certaines se disaient féministes, d’autres récusaient le terme. Toutes sont engagées socialement plutôt que politiquement, antiguerre.
Le voyage est, forcément, des thèmes abordés dans l’anthologie. « on était en 1952 », écrit weiss dans dix dix, « l’année du dragon / à broadway columbus / mon dernier voyage en stop depuis chicago / me dit que je suis à ma place ici ». Les trips, aussi, d’alcool, de peyotl, de substances indéfinies. La spiritualité, surtout bouddhiste. Le cul. Les amis. Les amies. L’écriture. « Les écrivains beat appartiennent définitivement au passé, concluait Jacqueline Starer. Les femmes de la Beat Generation appartiennent au présent. » Elles restent, du moins, à découvrir.
Extrait de «Beat Attitude»
« Song for Ishtar
The moon is a sow
and grunts in my throat
Her great shining shines through me
so the mud of my hollow gleams
and breaks in silver bubbles
She is a sow
and I a pig and a poet
When she opens her white
lips to devour me I bite back
and laughter rocks the moon
In the blank of desire
we rock and grunt, grunt and
shine
Chanson pour Ishtar
La lune est une truie
elle grogne dans ma gorge
Sa grande brillance brille à travers moi
ainsi la boue de mon corps vide s’illumine
et se brise en bulles argentées
Elle est une truie
et moi un cochon et un poète
Quand elle ouvre ses blanches
lèvres pour me dévorer je la mords en retour
et le rire berce la lune
Dans le noir du désir
nous nous balaçons et nous grognons, grognons
et brillons »