Dix œuvres du patrimoine littéraire à sortir de l’oubli

Parce que l’histoire littéraire est pleine de trous, Le Devoir a invité une dizaine d’auteurs québécois (forcément triés sur le volet) à arracher aux limbes de notre mémoire collective un livre (roman, récit, nouvelles, poésie) dont la puissance et la qualité appelaient davantage de lumière et de vivats. Gros plan sur ces remarquables oubliés de notre littérature et discussion sur ce qui les a tenus si longtemps dans l’obscurité.
Peu importe les effets supposés d’une postmodernité (si vous nous permettez de sortir ce mot des boules à mites) qui aurait tout fait éclater, les boîtes et les catégories définissent encore beaucoup comment on raconte la littérature. Surtout au cégep.
« La question des cases et des manuels scolaires est très importante », souligne l’écrivain et prof Patrick Nicol, en tentant d’expliquer pourquoi certains livres puissants croupissent dans l’obscurité. « Dans les cours de littérature au cégep, on fait le terroir, l’anti-terroir, le nationalisme, le roman psychologique, et si un auteur ne rentre pas dans la case, personne ne va savoir quand parler de lui. » L’histoire littéraire telle que portée par l’école ne peut asseoir un récit minimalement cohérent sur une série de cas particuliers.
On dirait que plusieurs professeurs ne sentent pas à quel point ils sont partie prenante de la construction de l’histoire littéraire
Voilà qui éclaircit en partie le sort de Neuf jours de haine (1948), le roman de guerre de Jean-Jules Richard, populaire en son temps et aujourd’hui très peu lu. « La raison la plus simple pour laquelle on l’a oublié, c’est qu’il n’était pas nationaliste, rappelle le critique Robert Lévesque. Alors que tous les Québécois refusaient la conscription, il s’est engagé volontairement. Il ne faisait pas partie de la grande famille et c’est cette grande famille qui a ensuite écrit les dictionnaires d’auteurs et qui a enseigné l’histoire littéraire. »
« Neuf jours de haine ne sert d’aucune manière à raconter l’histoire qu’on veut raconter, ajoute Patrick Nicol. Il ne sert à rien, en tout cas, jusqu’à ce qu’on décide qu’on envoie promener les cases qu’on utilise présentement, comme la génération de la Révolution tranquille a eu le goût d’envoyer promener le terroir et de redécouvrir des romans [dépeignant une vie rurale déshumanisante et noire] comme Marie Calumet ou La Scouine, ce qui est devenu depuis le discours dominant avec lequel on est pris. »
Un Québec peu secouriste ?
Le Québec compte-t-il plusieurs écrivains majeurs tragiquement avalés par les interstices de l’amnésie collective ? « Il y a des oublis partout, mais peut-être qu’on n’est pas aussi secouriste qu’ailleurs. En France, on mène et on célèbre les opérations de sauvetage », se réjouit Robert Lévesque, en évoquant les cas d’Emmanuel Bove et de Nina Berberova. Notons quand même que, depuis 2012, le prix Hervé-Foulon – Un livre à relire offre chaque année « une deuxième vie à un livre que l’on devrait relire et qui mériterait de rayonner à nouveau sur la place publique. » Rachel Leclerc le remportait d’ailleurs la semaine dernière pour son roman Noces de sable (Boréal, 1995).
Certains livres souffrent paradoxalement d’avoir trop bien été confinés à l’espace restreint d’une case forcément réductrice. En fondant le blogue « Le bal des absentes » (devenu un essai aux Éditions La Mèche en 2017), les auteures et professeures Julie Boulanger et Amélie Paquet entendaient offrir à des textes enfermés à clé dans la section « Écriture des femmes » la chance (légitime) d’être contemplés par la lorgnette de l’universel.
Un projet auquel une partie des médias et une certaine communauté de penseurs et d’écrivains auront emboîté le pas depuis quelques années, en prenant connaissance de leurs angles morts et en tentant de mettre en lumière les littératures autochtones, ainsi que celles créées par des personnes trans ou racisées.
« Est-ce que toutes ces belles idées là ont réussi à contaminer la pratique du prof qui rentre le matin ? Je n’en suis pas certaine », déplore Amélie, qui travaille au Collégial international Sainte-Anne. Des considérations aussi matérielles que la disponibilité des livres complique souvent l’existence du professeur aspirant à mettre entre les mains de ses ouailles autre chose qu’Une saison dans la vie d’Emmanuel. Essayez, pour voir, de dénicher le nombre d’exemplaires nécessaire d’un recueil de la poète Josée Yvon !
« On ne parle évidemment pas de tous les profs », précise Julie, qui enseigne pour sa part au cégep de Saint-Hyacinthe, « mais on dirait que plusieurs ne sentent pas à quel point ils sont partie prenante de la construction de l’histoire littéraire. Les œuvres qu’on fait lire sont dans certains cas les seules œuvres que les étudiants vont avoir lues dans leur vie. Si ce n’est pas ça, construire l’histoire littéraire, je ne sais pas c’est quoi ? » Alors, pourquoi ne s’en tenir qu’aux classiques déjà sanctifiés classiques ?
Les oubliés des oubliés
Au-delà des bons livres subissant un destin injuste, plusieurs bons livres ne demeureront que fiction, parce qu’ils n’ont tout simplement pas été écrits.
« On pense l’histoire comme une série d’événements qui se sont passés et qu’il faut lier les uns aux autres, mais j’aime beaucoup cette phrase de [Maurice] Blanchot : “Ce qui n’a pas eu lieu doit aussi rendre des comptes à la mémoire”, parce qu’elle nous amène à penser à quels livres n’ont pas pu exister et à cause de quelles conditions », observe Kevin Lambert.
Les travaux de la professeure à l’Université Laval Mylène Bédard ont par exemple montré que, « contrairement à ce qu’on a longtemps dit, les femmes écrivaient au XIXe siècle, mais elles écrivaient autre chose que du roman ou du théâtre. Elles écrivaient un journal et de la correspondance. »
« Les oubliés, c’est aussi peut-être les livres ratés et non publiés parce que, dans leur temps, ils étaient impubliables. Ou ceux qui demeurent étrangers, inaccessibles », poursuit Lambert en évoquant l’œuvre de la salonnière juive montréalaise Ida Maze, figure fondamentale de la littérature yiddish canadienne, essentiellement non traduite en anglais comme en français.
« Cette inaccessibilité est fascinante et en dit long, tout comme le projet non achevé de Jean Basile [Me déshabiller n’a jamais été une tâche facile, Fides, 2016] est fascinant, parce qu’il n’y a pas de place dans l’histoire littéraire pour les œuvres ratées, abandonnées, alors que pour moi les projets littéraires, même inaboutis, disent quelque chose de significatif sur le désir littéraire de l’époque. »
Les monuments devraient-ils craindre qu’on leur vole leur place au soleil ? « Il y a quelque chose de très insultant quand quelqu’un dit : “Molière devait juste être à la mode” », dit Patrick Nicol en rigolant. « C’est insulter plusieurs générations de chercheurs qui, pendant des années, ont réexaminé la question des classiques et, chaque fois, sont arrivés pas mal aux mêmes conclusions, en ajoutant ou soustrayant quelques auteurs. La logique universitaire veut que les jeunes chercheurs trouvent des sujets que les vieux chercheurs n’ont pas utilisés. La meilleure façon de se faire une job, c’est de redécouvrir un auteur et c’est très sain. Au fond, l’institution est assez hygiénique. Elle fait son ménage souvent. »
Ces dix livres extraits des limbes de notre mémoire collective
Dany Laferrière, Naomi Fontaine, Robert Lévesque, Julie Boulanger et Amélie Paquet, Kevin Lambert, Anne-Martine Parent, Patrick Nicol, Audrée Wilhelmy, Marie-Célie Agnant et Sébastien La Rocque présentent et défendent leur choix.

An Antane Kapesh, Leméac, 1976
An Antane Kapesh est la première auteure innue ayant publié en français. Son essai autobiographique Je suis une maudite sauvagesse est une œuvre qui raconte l’histoire du Québec du point de vue du colonisé. Un discours émouvant, important, qui porte le message de l’affirmation des Premiers Peuples à cette époque où être autochtone ne pouvait être que méprisable. Jamais elle ne s’excuse d’appartenir à sa nation, jamais elle ne doute de la valeur de sa culture. Ce qu’elle a dit, personne d’autre n’aurait pu le dire de cette manière et personne ne l’a fait après elle. Un livre qui nous parle d’identité. — Naomi Fontaine (auteure et professeure). Plus récente publication: Manikanetish (Mémoire d’encrier)

Jean-Jules Richard, Éditions de l’Arbre, 1948
Écrit en un mois dans la chambre que le libraire Tranquille lui laisse gratos au 8061, avenue de Gaspé, Neuf jours de haine obtient en 1948 un succès impressionnant. Ce roman, signé d’un élan, explose dans le monde des lettres canadiennes-françaises tel un obus. L’auteur a participé au débarquement de Normandie et fouille à fond le ressenti humain des jours de bataille d’un groupe de soldats canadiens face aux troupes allemandes. Seul roman de guerre écrit au Québec, à égale force de ceux de Dorgelès, Barbusse et Remarque, célinien par sa répugnance du militarisme, ce chef-d’œuvre de Jean-Jules Richard est tristement oublié. — Robert Lévesque (critique, auteur). Plus récente publication : Décadrages (Boréal)

Abla Farhoud, VLB, 2005
Une grande œuvre impose sa forme. En la lisant, on est convaincu qu’elle n’aurait pu être écrite autrement. Abla Farhoud réussit ce tour de force dans son roman choral. D’harmonies en dissonances, Le fou d’Omar fait entendre la douleur, le regret, la colère et surtout l’amour de frères rivaux et du fantôme de leur père. Ironie du sort, ce roman qui aborde la difficulté à trouver sa place dans la famille et la société n’a pas encore obtenu celle qui lui revient dans la littérature québécoise. — Julie Boulanger et Amélie Paquet (auteures, professeures et blogueuses) Plus récente publication : Albertine ou La férocité des orchidées (Québec Amérique)

Sholem Shtern, Éditions du Noroît, 2006
Il y a les oubliés, et les oubliés des oubliés. Les mémoires de Sholem Shtern nous font découvrir une tout autre vie littéraire, ni francophone ni anglophone, foisonnante à Montréal dès 1920. Nostalgie et tristesse est une série de portraits d’écrivains juifs de langue yiddish ayant marqué le parcours de Shtern qui défendait, à l’encontre de la tradition, une littérature tournée vers la réalité sociale. On y découvre une constellation (salons, journaux, milieux de gauche, poètes de la classe ouvrière) négligée par l’histoire littéraire principale. — Kevin Lambert (auteur). Plus récente publication : Tu aimeras ce que tu as tué (Héliotrope)

Huguette Gaulin, Les Herbes rouges, 1983
L’œuvre d’Huguette Gaulin reste encore trop dans l’ombre du suicide de la jeune poète en juin 1972. Pourtant, cette poésie lumineuse, dense et exigeante mérite d’être lue pour elle-même, et non comme simple document donnant accès à la biographie de l’auteure. Pour entrer dans cet « amas de souvenirs en vélocipède », il faut se soumettre à la syntaxe déconcertante de Gaulin dans laquelle se déploie un sujet féminin dont le corps se fait et se défait « entre un peu de mots et de morts », un sujet qui se « rature sans cesse » et qui s’éprouve au contact des autres et du monde. — Anne-Martine Parent (professeure, poète). Plus récente publication : Je ne suis pas celle que vous croyez (La Peuplade)

Jacques Benoit, Éditions du Jour, 1967
Ce petit conte tient de la perfection. Un homme vit dans un souterrain, un autre sur l’eau, un troisième habite une maison en bois rond. Ils se disputent la possession du territoire et l’amour des femmes, qui servent d’appât ou deviennent puissantes à leur tour. On mange des noix, on échange des coups de feu, les amours sont rageuses. C’est le langage pur des éléments et des pulsions, hors du temps, mais quand même ancré dans une sorte de Québec mythifié. Oublié sans doute parce qu’il ne ressemble à rien et ne sert aucune théorie. — Patrick Nicol (auteur, professeur). Plus récente publication: Vox populi (Le Quartanier)

Michèle Lalonde, Éditions d’Orphée, 1959
On oublie souvent que Michèle Lalonde n’a pas seulement écrit Speak White et que sa pratique poétique engagée a largement contribué au milieu littéraire et politique québécois. Il me semble essentiel de revisiter cette voix forte, et de voir, au-delà du texte canonique, l’impétuosité et le militantisme qui habitent continuellement la plume de Lalonde. Par exemple le recueil Geôles, publié en 1959 : s’il explore les sentiments d’impuissance, de colère et d’abattement caractéristiques de la Grande Noirceur, il n’en demeure pas moins, hélas, criant d’actualité. — Audrée Wilhelmy (auteure). Plus récente publication : Le corps des bêtes (Leméac)

Jacques Renaud, Éditions Parti pris, 1964
Il y a quelque chose de neuf, de simple et d’authentique dans Le cassé. Comme cette odeur qui colle à la peau du personnage principal. L’odeur de la pauvreté. Et cette colère qui l’habite. Quand j’y pense, je me dis qu’il ne faut pas oublier que dans cette ville (Montréal) les choses ne vont pas toujours bien pour tout le monde. On ferait mieux de changer de trottoir quand on croise ce genre de type au regard étroit et aux lèvres qui bougent sans cesse sous la pression d’une rage intérieure. Le Cassé n’est pas un migrant, il est né ici et il avait, paraît-il, toutes les chances de son côté. Où sont-elles passées ? — Dany Laferrière (auteur, académicien). Plus récente publication: Autoportrait de Paris avec chat (Boréal)

Pauline Harvey, Pleine Lune, 1985
Encore une partie pour Berri, texte à la fois dense et dépouillé, nous oblige à interroger notre rapport à l’écriture, à la littérature. Loin de tout conformisme, disait-on lors de sa parution en 1985. On l’apprécie surtout pour cette absolue liberté, qui, jusque dans l’emboîtement des différents passages, en constitue le pilier. On sent là une auteure hors de la faune, réfractaire aux modes et aux écoles, comme ses personnages, difficile à classer. Texte écrit dans la marge puis oublié par la fabrique des écrivains ? C’est dans la marge, pourtant, nous enseigne Bell Hooks, que l’on peut dire NON ! — Marie-Célie Agnant (auteure). Plus récente publication : Nouvelles d’ici, d’ailleurs et de là-bas (Pleine Lune)

Gilbert La Rocque, Québec Amérique, 1980
Un homme voit son fils se noyer dans la rivière des Prairies le jour de l’anniversaire de pépère Tobie, alors que toute la famille est réunie. Roman cadencé par cette pulsion de fuite et cette dépossession qui parcourent son œuvre, récit d’une perte, mais surtout d’une rage impuissante que le père couve depuis trop longtemps et qui explose dans le rythme effréné d’une narration qui déboule et emmêle les sédiments de la mémoire collective et les souvenirs chaotiques et douloureux de la famille, ces « grondements de la genèse » marqués par la mort et la folie. — Sébastien La Rocque (auteur, fils de Gilbert La Rocque). Plus récente publication : Un parc pour les vivants (Le Cheval d’août)