
Où est passée notre conscience morale ? La question taraude Philippe Claudel. « Le fait d’être dans une totale indifférence face aux migrants, de ne pas pousser nos gouvernements à agir plus efficacement pour les aider, c’est immoral, contraire aux devoirs de l’humanité », s’indigne l’écrivain, cinéaste et dramaturge français.
Trois cadavres d’Africains sont rejetés par la mer. Qu’en faire ? La question se pose dès le début de son nouveau roman, L’archipel du Chien, une fable noire qui nous interpelle, par effet miroir.
Même si ce n’est jamais nommé dans le livre, nous sommes quelque part dans la Méditerranée. C’est-à-dire, prend soin de préciser Philippe Claudel, « dans ce berceau de la culture occidentale où se sont rencontrées les civilisations égyptiennes, phéniciennes, moyen-orientales, gréco-romaines. On a tendance aujourd’hui à l’oublier en Europe, mais on vient de là. Et ce qui a été un berceau fécond devient un cimetière ».
Nous sommes sur une petite île volcanique, où les habitants vivent refermés sur eux-mêmes. La découverte des trois jeunes noyés ne risque-t-elle pas de tout chambouler, d’alerter l’opinion et, finalement, d’entacher la réputation de cette île paisible ?
Le maire, appelé sur les lieux du drame, prend les choses en main. Et convainc les témoins de garder le secret. Pas question d’enterrements en bonne et due forme, pas de sépultures : le mieux est de faire disparaître ces cadavres gênants en catimini. De les enfouir incognito dans le sol, et basta. Ainsi la vie sur l’île pourra continuer comme si de rien n’était. Vraiment ?
« J’ai imaginé un lieu symbolique de notre vieille Europe, une île repliée sur elle-même avec un vieux peuple qui continue à croire qu’il peut vivre en dehors du monde », explique l’auteur lorrain de 56 ans rencontré lors de son passage à Paris.
« Cette île a l’obsession de vivre entre elle, poursuit-il. C’est le symbole de toutes ces voix aujourd’hui qui disent, comme le Front national en France, qu’il faut fermer nos frontières, ou comme Trump en Amérique du Nord, qu’il faut faire des murs. »
Nier les histoires personnelles
Si la question des migrants est fondamentale dans le roman, elle est abordée par la bande. On ne saura jamais qui étaient ces trois hommes venus d’ailleurs, quelles étaient leurs vies.
Pour Philippe Claudel : « C’est bien là le problème quand on parle de migrants. Je suis moi-même en train d’utiliser ce terme, mais ce n’est pas un terme qui est juste. Parce que toutes ces femmes et ces hommes, jeunes, âgés, ces enfants qui essayent d’arriver en Europe depuis quelques années, et qu’on regroupe sous ce terme générique, on leur donne une identité floue et collective, on nie à chacun d’eux une histoire personnelle. »
Ce qui intéressait d’abord le romancier, c’est de montrer notre inertie, notre cécité face à ces nouveaux Ulysse qui ne cherchent pas à revenir à Ithaque, mais tentent désespérément de trouver une terre d’accueil au péril de leur vie. « On ne veut pas voir ça, on ne veut pas regarder. On sait, tout en ne sachant pas, tout en ne faisant rien, un peu comme ces gens sur l’île dans mon roman. »
On a beau être informés, super-informés minute par minute par les médias, on a beau s’émouvoir un matin du sort d’un petit Aylan retrouvé sans vie sur la plage, l’effet ne dure pas, regrette Philippe Claudel.
Un rappel à l’ordre
L’archipel du Chien rappelle par certains aspects la tragédie grecque. Une voix, qui s’apparente à celle d’un chef de choeur dans le théâtre antique, nous rappelle à l’ordre. Du type : « Vous êtes dévorés par votre solitude. Votre égoïsme vous engraisse. Vous tournez le dos à vos frères et vous perdez votre âme. Votre nature se fermente d’oubli. » Et plus loin : « Comment les siècles futurs jugeront-ils votre temps ? »
Cette voix vient en fait nous rappeler que le maire et ses acolytes, qui refusent la dignité aux trois migrants morts dans l’anonymat, qui refusent aussi de voir que d’autres cadavres vont bientôt affluer sur leur île, ce pourrait être nous. C’est nous, insiste Philippe Claudel.
« Changez les noms, changez le lieu, et vous vous retrouvez face à vous-mêmes. Ne pensez pas que ça se passe ailleurs. Tout simplement, vous ne voulez pas voir, et moi, je vous force à regarder. »
Un seul personnage dans le roman fait preuve de conscience morale.
Il fait part de ses scrupules, résiste à la culture du silence et de l’indifférence instaurée par le maire. Il s’agit d’un jeune instituteur, venu d’ailleurs, qui va le payer cher.
Ce qui montre bien, selon le romancier, que c’est inutile d’avoir raison contre tous les autres. « C’est le principe d’un groupe humain : si vous êtes dans le vrai mais que tout le monde est dans le faux, ça ne sert à rien. C’est aussi la limite de nos démocraties. Quand le nombre de crétins est plus important que le nombre de gens intelligents, ça ne sert à rien, c’est les crétins qui gagnent. »
On dit souvent que la démocratie est le moins mauvais des régimes. Philippe Claudel est bien d’accord. « Mais il y a des dysfonctionnements dans la démocratie qui amènent des prises de décision qui s’avèrent des erreurs vitales, alors que quelques personnes, peut-être, avaient l’intelligence de trouver des bonnes solutions, mais elles sont minoritaires. »
Par l’entremise du personnage de l’instituteur, l’écrivain, qui en est à une trentaine d’ouvrages, voulait aussi remettre en question la figure de l’extrême. « C’est quelqu’un qui est dans un idéalisme absolu. Il n’est pas fait pour le monde des hommes. Le monde des hommes est un monde de compromis. C’est une realpolitique. L’instituteur est dans une espèce de droiture qui ne peut que l’amener à sa perte. »
Tragique, en tous points, L’archipel du Chien. Sauf que le fait de publier ce livre relève pour son auteur traduit dans une trentaine de langues d’une forme d’optimisme. « J’ai foi en la littérature, en l’art, qui à mon avis peuvent profondément, extrêmement lentement, travailler les consciences et les faire évoluer. » Là se situe l’espoir pour Philippe Claudel.