«160 rue Saint-Viateur Ouest»: hassidique, homosexuel et policier

Magali Sauves imagine un personnage qui tranche avec les idées reçues.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Magali Sauves imagine un personnage qui tranche avec les idées reçues.

« Nous les Québécois, on clame ne jamais rien connaître sur les Hassidim ; moi, je me demande dans quelle mesure on veut vraiment savoir. Il y a eu des livres formidables, et on répète toujours la même chose », observe une gentille vieille dame prénommée Marion, lors d’une conversation avec Mathis Blaustein, lieutenant-enquêteur de la Sûreté du Québec élevé dans le Mile-End au sein d’une famille juive ultraorthodoxe. Une famille qui le répudiera, comme de raison, après son coming out homosexuel.

Répéter la même chose au sujet des communautés juives hassidiques, voilà un danger que ne risque pas de frôler Magali Sauves en créant ce personnage défiant tous les stéréotypes. Jeune homme affable, Mathis boit du vin, regarde Tout le monde en parle et mène une vie rangée en compagnie de son chum Jean-Jacques, un prof de français au secondaire.

Ajoutez à cette figure semblant avoir été créée en laboratoire spécialement pour se jouer du plus d’idées reçues d’un coup celle de son père visitant régulièrement le cabaret d’effeuilleuses Errrotica (!) et savourez la vigueur avec laquelle l’auteure de 160 rue Saint-Viateur Ouest entend révéler un visage des juifs hassidiques différent de celui que relaye habituellement le téléjournal.

Georges Jalabert, ingénieur en production et expérimentation végétale chez Green Stuff, est retrouvé sans vie, couvert de pustules saillantes et dégueulasses. Après avoir été appelé à élucider cette mort suspecte, Mathis est rapidement happé par un second mystère lorsqu’une femme confuse surgit dans la maison de ses parents, au 158 bis Saint-Viateur — il y visite toujours sa mère, en cachette. Il faudra se rendre jusqu’en Allemagne et remonter à la source de ces lettres racontant l’histoire d’amour entre un officier SS et une jeune fille juive, une enquête dont la nature très personnelle s’empare bientôt de ses moindres pensées.

En s’appuyant sur la mécanique classique du polar, 160 rue Saint-Viateur Ouest oscille entre connu et inconnu, entre clichés embrassés et récusés. Le troisième roman de la Montréalaise d’adoption s’éparpille ainsi dans les sous-intrigues et dans les dialogues ne servant qu’à fournir des éléments de compréhension de l’intrigue, mais son discours sur les liens plus nombreux qu’on aime le dire unissant Québécois d’héritage catholique et juifs hassidiques, lui, brille de la lumière des vérités trop rarement mises en lumière. C’est l’important, et c’est précieux.

Même s’il s’est soustrait aux silences nombreux cultivés par une famille abonnée aux non-dits, le parcours du singulier policier qu’invente Magali Sauves suggère au final que la réelle émancipation passe par l’acceptation joyeuse de son identité, de son passé et de l’histoire de sa lignée, pour peu que cette histoire ne soit pas tue. La douleur que lèguent sans le vouloir à leurs enfants les victimes du siècle finit par leur assombrir la tête et le coeur lorsqu’on s’entête à refuser de la nommer comme telle.

Extrait de « 160 rue Saint-Viateur Ouest »

« Mathis avait été un adolescent perturbé en tout, que l’étude de la Torah n’avait apaisé en rien, et surtout pas de ses pulsions sexuelles. Il s’était masturbé frénétiquement en regardant les photos de lingerie masculine des magasins pour lesquels les publisacs étaient un outil de promotion efficace. Les rabbins interdisaient la lecture de tous les catalogues d’achat par correspondance ou de publicités. Aussi, avait-il pris l’habitude de dérober les sacs de plastique blanc sur le perron de ses voisins goyim. Une éducation sentimentale d’une médiocrité et d’une tristesse affligeantes dont il n’avait pas conscience, jusqu’à ce que son regard croise celui de Jean-Claude Limoges. »

160 rue Saint-Viateur Ouest

★★★

Magali Sauves, Mémoire d’encrier, Montréal, 2018, 312 pages



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