Manifeste pour le droit à la colère

C’est une sorte de manifeste pour le droit à la colère, un coup de poing, un volcan en éruption. Ce pourrait tout aussi bien être une grosse pierre lancée sur une fenêtre ou sur un plafond de verre. Une montée de lait qui sonne comme un cri de rage et qui finit en apothéose. Une chorale de 35 enragées qui chantent à l’unisson. Non. Qui hurlent.
« Ç’a été libérateur de déposer cette colère sur le papier. Mais ce qui nous a fait du bien, ç’a été de la collectiviser », explique Geneviève Morand qui, avec son amie Natalie-Ann Roy, codirige Libérer la colère , un collectif d’une trentaine de courts textes, dont certains en anglais, qui paraîtra le 27 mars aux Éditions du remue-ménage. « La colère, quand c’est individuel, on ne sait pas quoi en faire et, comme femme, on le sait encore moins. C’est quand même un péché capital, la colère. Alors, la mettre ensemble, la faire résonner, ça nous a vraiment fait du bien. »
Les deux amies, l’une designer graphique, l’autre qui travaille dans le milieu communautaire, se connaissaient déjà pour avoir travaillé ensemble. Dans la foulée des accusations d’agressions sexuelles envers Jian Gomeshi, les #BeenRapedNeverReported se sont mis à apparaître sur les réseaux sociaux. Geneviève a publié le sien. Une brèche s’est ouverte en Natalie-Ann Roy, faisant remonter à la surface sa propre histoire.
Mais l’animateur télé ayant été reconnu non coupable, la « réparation » que les deux jeunes femmes attendaient n’a jamais eu lieu. « Toute cette colère, cette rage allait encore être ravalée ? », raconte Natalie-Ann. « On a commencé une correspondance par courriel et on s’est dit : “On a un livre” », a renchéri Geneviève.
35 femmes en colère
Elles ont fait le tour de leurs réseaux, mais aussi ailleurs, auprès des groupes féministes, des femmes racisées ou simplement blessées. Au fil de rencontres en groupes ou en tête-à-tête, elles ont accompagné les auteures. Pour déterrer la colère, parfois en dormance, souvent enfouie sous des années de répression. Trente-cinq femmes de 20 à 65 ans, de tous horizons, ont ainsi pris la plume comme on prend une arme.
L’ouvrage s’inscrit dans la mouvance #MoiAussi, mais sans porter uniquement sur les agressions sexuelles, poursuit Geneviève Morand. « Oui, on parle de la colère qui se situait beaucoup au niveau des agressions. Mais quand on invite toutes les plumes, on se rend compte que la colère est diversifiée », note-t-elle. « Chaque auteure part de son vécu à elle pour parler de sa colère, et tant mieux si celle-ci peut trouver un écho ». Des hommes ont été pressentis pour participer au collectif, mais « ça n’a finalement pas adonné ».
Une thérapie de groupe ? Elles rient. « Peut-être », lance l’une des codirectrices. « Ça nous a fait du bien de l’écrire, mais aussi de s’en parler. On a abordé plein de tabous, la colère de la maternité, la santé mentale, la violence, l’inceste… »
La colère qui libère
Colère des mères, colère des victimes de viol, colère face aux injustices, au voile, au racisme. De celle qui met les femmes au monde. Et surtout, cela parle de colère qui libère.
« C’est parti du vagin. Je m’en souviens, écrit Elkahna Talbi alias Queen Ka, qui raconte sa colère de petite fille dans la cour d’école. Mon ventre s’est gonflé, j’étais enceinte d’un cri ancestral. À onze ans tu cries, d’habitude, tu cries de la tête. Un cri de bille, d’élastique qui te pète sur la cuisse. C’est aigu et bref. Mais là, c’était autre chose. Comme un raz de marée. Rempli de graves. Tout ce qui dormait en moi depuis longtemps. »
Dans son texte, Marianne Prairie rappelle que la maternité, « c’est sacrant ». Mélissa Mollen Dupuis parle de la façon dont la colère gronde et est vécue chez les premiers peuples. « Mon corps, telle une sculpture abîmée, porte ces vestiges, les noms : Abusée et Violée », écrit pour sa part Jocelyne Veilleux. Un récit de viol qui s’ajoute à plusieurs autres.
« Libérer la colère », c’est une déclaration de guerre aux hommes qui violent, aux abuseurs. Mais qui en vise aussi d’autres. Même une mère. « Ma colère s’adresse à ces hommes, souvent des gens que je connaissais, qui m’ont déchirée à jamais. Ma colère, surtout, s’adresse à ma mère qui ne m’a pas protégée par la force de son amour », écrit Laurence Bergeron.
Le droit à la colère
L’ouvrage est en soi un manifeste pour le droit des femmes à la colère. « Les femmes n’y ont pas droit. Même après avoir travaillé ce livre pendant deux ans, je me vois recadrer la colère de ma propre fille de 4 ans. On participe nous-mêmes à perpétuer cet élan à vouloir empêcher et retirer la colère », dit Natalie-Ann Roy.
C’est exactement ce que traduit le « Good girls don’t get mad […] they smile back », du poème d’Anne Florentiny.
Pénélope McQuade renchérit en montrant qu’une femme en colère n’en est pas une, mais « une hystérique, une crisse de folle, une émotive, une incontrôlable contrôlante qui est incapable de perdre le contrôle sans perdre les pédales ». Cathy Wong fait quant à elle remarquer que « le privilège d’être enragé.e n’appartient pas encore aux minorités ». Pourtant, souligne-t-elle, « les répliques brutales que je reçois me rappellent que la rage est un droit ».
Un droit que toutes se permettent de revendiquer sans détour, dans un langage souvent cru. Parce que les femmes ne sont pas fâchées : elles sont en « tabarnak ». « Il y a un langage un peu châtié dans le livre, mais on s’est permis d’écrire comme on pense », explique Geneviève Morand. Même le doigt d’honneur sur la couverture du livre n’est pas revanchard. « On trouve ça drôle et c’est libérateur. Ce livre-là a été beaucoup ça. Dire qu’on est en criss, en tabarnak, c’est pas quelque chose qu’on se permet dans la vraie vie. Alors, ça nous a fait du bien de l’écrire dans un livre. »
Ce n’est pas un appel à la violence, prend soin de rappeler Natalie-Ann Roy. « On veut simplement se permettre de vivre sans honte les émotions qu’on a en dedans. Avec ce livre, je serais contente que les lectrices puissent aussi le faire. » Et qu’elles sachent qu’elles ne sont plus seules à vouloir crier.