«Crépuscules»: dans la poésie des bidonvilles

Joël Casséus manie le verbe comme d’autres les couteaux ou l’archet. Véritable virtuose, il défie les limites de son art et se joue du risque, offrant un texte audacieux qui, tel le funambule sur son fil, hypnotise et interrompt, l’espace d’un bref instant, le passage du temps.

De prime abord, ce choix peut paraître hardi et incongru. Quelques chapitres sont nécessaires avant de saisir les particularités et de reconnaître les différents personnages, qui ne sont jamais nommés. Une fois le rythme saisi, le lecteur entre dans une zone de vigilance et de concentration rarement atteinte, faisant de la lecture une expérience stimulante et unique.
Dans ce baraquement précaire, qui pourrait tout aussi bien se trouver au Brésil qu’au Pakistan, en Somalie ou en mille et un autres endroits, aux marges d’une guerre qui n’est jamais bien définie, des déserteurs et des réfugiés luttent pour leur survie et contre leurs démons, entassés dans des wagons abandonnés au cœur d’un cimetière de drones, craignant chaque jour la venue du crépuscule.
Un soir de pluie, un couple qui attend un enfant se présente aux portes du campement de fortune, apportant à la fois espoir et détresse.
Dans ce roman dystopique dont l’atmosphère mystérieuse et le paysage dévasté rappellent Terminus radieux (prix Médicis 2014) d’Antoine Volodine, l’absence de noms et de références claires s’avère judicieuse.
À travers le récit résonnent la cruauté de toutes les guerres, la détresse des victimes de toutes les crises migratoires. Peu importe l’endroit, peu importe l’époque.
« Laisser tomber souvenirs et désirs comme du lest, comme des choses inutiles pour lesquelles nous donnons trop d’importance à cause de notre trop grande arrogance. Nous sommes rien, et la mort des enfants ou la nôtre ne sera pas pleurée puisque nous n’avons tout simplement plus assez de larmes. Il ne nous reste que la lassitude de la souffrance de vivre. »
Effets de style multiples
La douce prose de Casséus, désenchantée et désincarnée, est en parfaite symbiose avec l’histoire qu’il raconte. Les effets de style sont multiples, la misère des personnages martelée à grands coups de métaphores et de déroutantes répétitions.
En sa qualité de docteur en sociologie, qu’il enseigne au cégep Vanier à Montréal, l’auteur soulève des questionnements implicites d’une grande contemporanéité sur le choc post-traumatique, l’individualisme et l’aveuglement volontaire des grandes puissances.
La force de Crépuscules réside autant dans l’humanisme et la puissance de ses propos que dans la grande sensibilité de Casséus vis-à-vis de ses personnages. Un roman sur la résilience et la rage de vivre qui ne se referme jamais complètement.
Extrait de « Crépuscules »
« Oui, nous sommes des hommes durs. Des hommes sans avenir. Des hommes qui s’accrochent à rien. Des hommes qui savent qu’il ne faut surtout pas commettre l’erreur de…
Je n’ai fait que fuir. Toute ma vie. Sur les terres incendiées et dans l’air brûlant. Passé les carcasses d’obus qui balafraient mon corps et les champs sans fin à l’épaisse terre stérile perclus de mines acérées. Fuyant le long de barbelés grimaçants. Sous les oiseaux de proie qui attendaient que mon corps tombe sur les routes pour ne plus jamais se relever. Fuyant. Toujours fuyant. Je me demande ce qui va encore me pousser à le faire. »