«Alice marche sur Fabrice»: écraser le passé du bout de sa semelle

Il n’y a rien comme un chagrin d’amour pour mesurer à quel point la réalité souffre d’un déficit d’intensité par rapport à ce que la chanson populaire suggère. « Si un jour la vie t’arrache à moi / Si tu meurs que tu sois loin de moi / Peu m’importe si tu m’aimes / Car moi je mourrai aussi », rugissait jadis Gerry Boulet, en magnifiant de sa voix de tempête les mots d’abord popularisés par Édith Piaf. Nos recherches exhaustives montrent pourtant que ni un chagrin d’amour ni même la disparition de l’être aimé n’entraînent la mort.

« Je vais marcher parce que je sais pas quoi faire d’autre », écrit Rosalie Roy-Boucher dans Alice marche sur Fabrice, son premier roman, sorte de Mange, prie, aime dont sa narratrice aurait lu (et détesté) un livre comme Mange, prie, aime (c’est-à-dire un livre débordant de poncifs sur la réinvention de soi).
Autrement dit : Alice sait pertinemment qu’il n’y a rien de plus cliché que de vouloir dissoudre la douleur de son petit coeur brisé dans celle, encore plus vive, de ses pieds constellés d’ampoules à drainer. Mais la crise qu’elle traverse appelle davantage le soulagement immédiat que les solutions originales. Sa crédentiale en poche (le passeport des pèlerins), elle s’élance seule sur la voie du Puy-en-Velay.
Un roman rock de velours
Si Alice marche sur Fabrice épouse en surface la trame traditionnelle d’une promenade au cours de laquelle une pèlerine se déleste de son passé, c’est la méfiance de sa narratrice face aux épiphanies-devant-immanquablement-la-foudroyer-sur-le-camino qui détourne des sentiers de la banalité cette histoire mille fois racontée. Des parenthèses dans lesquelles Alice se rappelle « ses morts », ou rend hommage à Gerry Boulet, étoffent en filigrane une fine réflexion sur la réelle nature du deuil amoureux, dont il est difficile de ne pas émerger craintif. Comment ne pas toujours s’attendre au pire, une fois que l’on y a goûté ?
Pour emprunter au vocabulaire d’Offenbach, le ton de ce roman est celui d’un rock de velours, hurlé entre tendresse et sarcasme, par une jeune femme refusant de baisser les bras. Peu importe que Rosalie Roy-Boucher feigne la légèreté grâce à une écriture oralisante et friande de suaves formules hyperboliques, l’auteure originaire de l’Abitibi ne parvient jamais complètement à camoufler l’authentique perspicacité de son regard sur l’étrangeté des mécanismes de la résilience.
Conclusion ? Compostelle impose même aux plus cyniques, même aux plus inconsolables son lot de nouvelles raisons de croire (minimalement) en demain. À force de se changer le mal de place, il arrive que l’on parvienne à le semer.