Québec Loisirs en difficulté financière

Les clubs de livre, vous vous souvenez ? Ces organismes de vente de livres par correspondance qui poussaient des rééditions semi-luxueuses — couverture rigide, parfois encre lamée, jaquette — dans les boîtes aux lettres des lecteurs de la province ont eu de belles heures. Québec Loisirs a compté dans les années 1990 jusqu’à 200 000 abonnés actifs. Beaucoup de lecteurs, et donc beaucoup de livres achetés. Mais ce dernier club de livres d’ici s’est placé, mi-février, sous la protection de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité. Il poursuit ses opérations, cherchant un partenaire ou un acquéreur prêt à faire refleurir la division québécoise, qui sera dissociée de France Loisirs. Est-ce la fin des clubs de livres ? Ou leur réinvention ?
En entrevue téléphonique depuis la Belgique, car il préside aussi cette division, le président de Québec Loisirs, Nicolas Lebeau, adopte la transparence. « D’un côté, notre part de marché n’a pas évolué très positivement — c’est le moins qu’on puisse dire — sur les deux, trois dernières années, mais surtout en 2017. D’autre part, le monde autour de nous a changé, mais pas nous. »
Large bassin
Après une accalmie en 2015, portée par le 35e anniversaire du club, la réalité a frappé. « Notre modèle d’affaires est rigide. Il a été très efficace, mais il est très difficile à faire bouger, analyse M. Lebeau, parce qu’il est fondé sur un système d’engagement d’achats, et de sélection d’un livre pour chaque type de clientèle. » Autrement dit, vous devenez membre sans frais aujourd’hui. Vous vous engagez à faire au minimum un achat avant une date butoir dans chacun des quatre catalogues que vous envoie Québec Loisirs, et qui accueillent 2 500 à 3 000 nouveaux titres par année. Si vous n’achetez pas, le Club vous envoie un « coup de coeur de la rédaction », qui vous est facturé mais peut être échangé. « Et recevoir quelque chose qu’on n’a pas choisi, c’était tout à fait acceptable il y a dix, quinze ans, et tout à fait anachronique aujourd’hui… »
Dans une lettre envoyée aux partenaires le 21 février et faisant état de la situation, M. Lebeau note comme cause des difficultés la « concurrence toujours plus rude des grands acteurs de l’Internet et une baisse de nos membres au Québec. » Ils sont encore 70 000, peut-être 50 000 actifs, dont 83 % de femmes — ce qui reste un énorme bassin d’acheteurs de livres, selon les critères d’ici. « Notre forte activité de vente à distance a par ailleurs accru le déficit en ce qui concerne les coûts de transport des colis vers les clients, dans un marché très agressif où le port gratuit est fréquent. » La suppression du tarif « livres » par Postes Canada en 1993 a fait très mal à Québec Loisirs. Ils sont loin, les jours où l’envoi d’un livre à 0,89 $ ou 1 $ était possible. L’augmentation des frais de port, incomparables avec ceux qu’ont connus les divisions européennes du club, est une large part du problème. Comme l’impossibilité de les facturer entièrement aux clients, désormais habitués au port gratuit des grands vendeurs sur Internet.
Un observateur du milieu du livre note aussi l’arrivée des best-sellers dans les magasins à grande surface — incluant les pharmacies — comme nouvelle concurrence, là où auparavant Québec Loisirs était une des seules solutions aux territoires sans librairie.
« On a contribué au réel essor de la littérature québécoise », avance fièrement M. Lebeau. « Le ministère de la Culture avait exigé, lors de l’arrivée de Québec Loisirs, qu’on propose 10 % minimum de livres d’auteurs québécois. Et de manière naturelle, sans forcer, on est monté à 65 %, qui est notre ratio aujourd’hui. » La clientèle du club est si spécifique que certains éditeurs n’hésitent pas à faire affaire avec Québec Loisirs, sans craindre de se cannibaliser. Car le club peut racheter les droits d’auteur et d’éditeur au rabais (5 % à partager entre les deux) pour réimprimer sa version du livre — des conditions semblables à celles d’un passage en livre de poche. D’autres éditeurs demandent une nouvelle couverture, pour différencier les versions. Québec Loisirs fait aussi des achats fermes sur le stock de l’éditeur — une solution de plus en plus employée au fil des dernières années, surtout depuis que la réimpression « typique », à couverture rigide, a été abandonnée.
Faire cavalier seul
La solution actuelle pour la survie du club ? Dissocier Québec Loisirs de France Loisirs, une option déjà retenue par le nouvel actionnaire individuel de la maison mère. D’autant que l’autonomie est déjà presque là. En Europe, les catalogues, leurs impressions sont souvent partagés, au moins en partie, entre les clubs de France, de Belgique et de Suisse. Ici, la distance et la spécificité culturelle — dont les 65 % d’auteurs québécois — font que tout, ou presque, est refait pour les besoins québécois. Puis trouver un partenaire, capable de faire remonter la « base clients » à 100 000 membres, ou 80 000 actifs, ce qui serait viable. « Certains acteurs, qui ont beaucoup de contact avec leur clientèle, seraient capables de le faire dans un temps assez court ; un groupe média ou un groupe de distribution avec beaucoup de clients aux caisses, par exemple, pourrait rendre le modèle profitable tout en le réinventant sous forme d’abonnement — Spotify, Netflix, sans l’illimité qui n’a pas de sens pour le livre — ou en assouplissant l’imposition de la sélection », estime Nicolas Lebeau. Ce qui permettrait de garder le lien entre ces lecteurs-là, qui ne vont que peu en librairie, et les livres.
Petite histoire des clubs de livres
Les premiers clubs du livre voient le jour au Québec après la Seconde Guerre mondiale, rappelle Josée Vincent, professeure en histoire du livre à l’Université de Sherbrooke. « Paul Michaud crée à la fin des années 1940 son Club des vedettes, qui propose des rééditions de succès français », indique la responsable du certificat en histoire du livre et de l’édition. « À Montréal, Pierre Tisseyre ouvre une filiale du Cercle du livre de France, créé à New York en 1947, un club du livre visant les Français vivant aux États-Unis. Le club reprend les succès français, mais Tisseyre convainc bientôt ses collègues d’insérer des oeuvres québécoises. En 1949, il crée le Prix du Cercle du livre de France (surnommé le « Goncourt canadien ») pour recruter de nouveaux auteurs. À partir des années 1960, le Cercle du livre de France ne publiera que des auteurs québécois, mais auparavant, Tisseyre aura lancé d’autres clubs — le Cercle du livre romanesque (avec les livres de Berthe Bernage, comme la série Brigitte, de Delly, etc.), le Cercle Historia, etc. En 1964, Louis-Alexandre Bélisle, auteur et éditeur du Dictionnaire de la langue française au Canada, crée La Bibliothèque des grands auteurs, sur le modèle des Great Books of the Western World de Mortimer Adler, qui comprend des classiques de la littérature occidentale. »France Loisirs est né en 1970, Québec Loisirs en 1980. « L’Allemagne a été à l’origine de ces clubs, avec les Presses de la Cité. Après, se sont ouvertes des filiales en Belgique et en Suisse. Notre manière de recruter, et c’était notre particularité, était d’aller porter le livre dans les familles, et ça, on en est encore aujourd’hui très fier », précise le président de Québec Loisirs, Nicolas Lebeau. « On a eu jusqu’à une trentaine de “commerciaux”, qui faisaient du porte-à-porte. On faisait du marketing direct, par la poste. Et du parrainage. » Aujourd’hui, Québec Loisirs propose 700 livres par catalogue, et 4 catalogues par année.