La chronique macabre de Lize Spit

On l’a entendu plusieurs fois au cours des derniers mois, cette douleur que des femmes avaient enfouie, comme un secret, et qu’elles révélaient enfin, libérée de la honte, avec l’espoir de mettre fin au statu quo du silence, à l’hégémonie de la peur. C’est la douleur de #MoiAussi, mais c’est aussi sa force de dire que porte Eva, narratrice du premier roman de Lize Spit. Immense succès de librairie à sa parution en Flandre en 2015, Débâcle, aujourd’hui traduit en français, nous plonge au coeur d’une bourgade belge où un jeu d’enfants s’apprête à glisser dans une cruauté adulte.

Eva n’a pas eu une enfance facile, aux côtés de sa soeur Tessie, anorexique, et de son frère Jolan, dont le jumeau est mort à la naissance. Souvent abandonnée par ses parents, elle développe une maturité précoce et souffre en silence. « Il n’y a personne à la maison. Papa est parti travailler, Jolan a encore disparu dans les champs et il ne reste de maman que ce qu’elle ne peut pas effacer à coups de somnifères », expose la voix du roman, dont le titre original, Het Smelt, veut dire « tout fond ».
Elle trouve du réconfort dans l’amitié de Pim et Laurens, avec qui elle forme « les trois mousquetaires », seuls enfants du village, nés en 1988. Mais tout bascule à l’adolescence, lorsque le charisme de Pim les convainc de se prêter à un jeu : faire se déshabiller devant eux — ou les forcer à des actes sexuels — certaines filles du village. Celles-ci doivent résoudre une énigme et, à chaque erreur, retirer un vêtement. Les garçons nomment Eva arbitre du jeu, mais c’est une position de kapo, où elle est victime et bourreau par soumission, rôle dont elle cherche, en vain, à se libérer : « Moi, je sers d’appât, je ne participe pas en tant qu’Eva, mais parce que je suis une fille et que ma présence rassure les autres filles. » La situation s’embourbe et la blesse de façon irréparable. Treize ans plus tard, elle cherche néanmoins vengeance, en revenant au village avec un plan dont elle dicte cette fois les règles.
Manifestement curieuse des êtres, des tensions et de la tendresse qui les lient les uns aux autres, l’auteure flamande inscrit son histoire dans une fresque sociale qu’elle dépeint avec une rare justesse. Ses observations des natures complexes de nos sociétés nous apparaissent ainsi avec simplicité, comme seule la vérité peut l’être.
Alimenté par la violence et tourmenté par les épreuves, le récit fait la part dure à l’espoir. Il reste pourtant que cette tragédie intime a une portée retentissante. Universelle. Cri désespéré, Débâcle est une rébellion contre le pouvoir discrétionnaire et doit être entendu comme la revendication d’une existence libre pour les femmes, plus seulement reléguées à n’« être là que pour ne pas faire défaut ».
« Ann met les mains derrière son dos, déclipse le soutien-gorge, fait tomber les bretelles d’un coup d’épaule. Le soutien-gorge atterrit près du T-shirt. Elle a des petits seins ordinaires. Exactement comme on pouvait s’y attendre.
Face à elle, Laurens et Pim restent de marbre. Ils semblent eux-mêmes ne pas croire qu’ils ont réussi à obtenir autant de quelqu’un. Leurs yeux sont braqués sur le nombril d’Ann. Laurens ne sait pas quoi faire de ses mains. Il voudrait les mettre dans ses poches, mais comme son pantalon n’en a pas, il les coince à la ceinture.
Sous les guirlandes de saucisses, uniquement vêtue de ses Buffalo et d’une jupette, Ann la grande bringue est soudain pataude et vulnérable, comme un veau qui vient de naître avec des sabots démesurés. Pim fait un pas en avant.
“T’as encore deux tentatives. Les chaussures valent pour une.” »
Extrait de «Débâcle»