Deux filles chez le capitaine Cosmos

Quand son patron du Journal de Montréal (JdeM) lui propose le grand coup de l’infiltration du mouvement raélien, le 21 janvier 2002, la journaliste Brigitte McCann est déjà une abonnée aux dossiers de fond: les cours d’école abandonnées, l’obésité morbide, les alcootests défectueux... N’empêche, en quatre ans de métier, la jeune pro n’a encore jamais poussé l’investigation jusque-là, jusqu’à jouer l’espion ou l’agent double.

À bien y penser, qui peut se vanter d’avoir jamais fait du journalisme d’infiltration ici, au Québec? L’enquête elle-même demeure un fantasme inaccessible pour la très, très grande majorité des membres de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec.
«En quarante ans de carrière, des dizaines de collègues m’ont confié leur plus grand rêve: se lancer dans une enquête de longue haleine! Hélas, bien peu y parviennent, écrit Michel Auger, dans la préface du livre sur son incroyable odyssée que publie maintenant sa collègue Brigitte McCann. [...] Une telle recherche apporte son lot insoupçonné de difficultés. D’abord, rares sont ceux qui échappent aux contraintes de productivité des salles de rédaction. Peu de médias ont les moyens de se passer d’un journaliste pendant des mois pour le laisser approfondir un seul sujet. Rentabilité oblige, la plupart des enquêtes visent à obtenir un reportage-choc en quelques jours.»
Dans ce contexte de disette, sa conception du journalisme d’infiltration, Mme McCann avoue l’avoir puisée dans le film Reservoir Dogs de Quentin Tarantino. Elle cite dès le départ l’extrait du dialogue dans lequel un policier donne ses conseils à un agent double prêt à infiltrer une bande de gangsters: «Pour faire ce job, il faut que tu sois un merveilleux acteur. Il faut que tu sois naturel à l’os.»
La journaliste et sa complice photographe vont se révéler à la hauteur pendant neuf longs mois. La reporter va se faire passer pour la fille gâtée et fainéante d’un riche p.-d.g. — qui existe vraiment et accepte de jouer le jeu. De rendez-vous en rencontres, de voyage en stage, elle va s’approcher des figures marquantes des raéliens et tracer le portrait le plus complet qui existe de leur mouvement.
Les filles vont notamment côtoyer Brigitte Boisselier, la scientifique qui a mené le coup de propagande du mouvement en annonçant la naissance du premier bébé cloné de l’humanité, le 27 décembre 2002, la frasque à l’origine de l’impressionnante enquête journalistique. Brigitte McCann sera même approchée par l’équipe «médicale» de la compagnie raélienne Clonaid pour lui donner volontairement des «oeufs» à féconder. Les embryons devaient fournir des cellules souches à greffer sur d’autres volontaires malades, pour tenter de les guérir, une pratique totalement illégale.
Les enquêteuses ont aussi rencontré à plusieurs reprises le gourou lui-même, Claude Vorilhon, alias Raël, surnommé capitaine Cosmos par ses détracteurs à cause de son costume disco-soucoupiste. Celui qui préfère se faire appeler humblement Sa Sainteté se présente comme le prophète devant révéler la nouvelle du retour prochain (vers 2035) des extraterrestres, créateurs de l’humanité en laboratoire.

La leçon
Le résultat de l’enquête a été publié pendant une semaine, en octobre 2003. La confirmation irréfutable du canular raélien de décembre 2002 a eu un énorme impact, dont il est question dans la dernière partie de l’ouvrage. Oserons-nous comparer ce travail journalistique à celui produit à l’époque par les autres quotidiens francophones de Montréal? Pourquoi pas. Le Devoir a suivi l’histoire d’un peu (trop?) loin, avec méfiance ou désintérêt, ce qui a au moins eu pour effet de l’empêcher de se compromettre. La Presse s’est vautrée dedans comme un cochon dans la boue, multipliant les productions douteuses sur l’information douteuse, peignant ainsi du gris sur du gris.
La journaliste du JdeM n’appuie pas sur ces comparaisons pourtant tout à son avantage. Au début du récit, elle se contente de cette simple remarque: «Avant de quitter le bureau, je lis tout ce qu’on possède en archives sur les raéliens. Dans le lot, je survole la série d’articles de La Presse publiée à la mi-janvier. Malgré les apparences de canular, le quotidien a jugé bon d’envoyer un journaliste jusqu’à Ambert, la ville française où Claude Vorilhon, alias Raël, a passé son enfance, pour dresser un portrait du gourou et de son mouvement.»
De toute manière, Raël – Journal d’une infiltrée va beaucoup plus loin que la série d’articles dont elle présente en quelque sorte une version améliorée, avec un récit quotidien des neuf mois de travail. Le livre reprend aussi les petites et grandes révélations de la battue journalistique. On comprend par exemple que les plus importantes réunions du mouvement ont souvent lieu au Gesù, rue de Bleury, à Montréal, une salle toujours administrée par les jésuites, qui accueille ainsi généreusement un groupe d’apostats décrivant le pape comme un criminel. Que dit l’Évangile chrétien déjà? Quand on vous frappe la joue gauche, tendez la droite!
L’ouvrage répète aussi que les dirigeants raéliens eux-mêmes avouent ne compter que sur 350 fidèles, au lieu des quelque 4000 dont ils se revendiquent publiquement. Les comptes apparaissent davantage reluisants, avec 1,8 million de dollars accumulés l’année de l’enquête. Le Québécois le plus généreux aurait à lui seul fourni 27 700 $.

Du bel ouvrage
Brigitte McCann a la plume alerte et efficace. Le récit coule très agréablement, sans effets de style, directement au but. En plus, la journaliste ne se gêne pas pour mixer les observations objectives et ses réactions personnelles. Elle ne fait pas semblant de jouer le rôle d’une observatrice participante, mais froide et détachée. Au contraire, elle livre ses états d’âme, confie ses craintes et ses angoisses, parle ouvertement de ce qu’elle vit.
Les confidences de la journaliste et de la photographe se multiplient dans la partie concernant le stage, de loin la plus révélatrice sur le mouvement. On peut sourire en coin en découvrant leurs réactions pudibondes devant les douches et les toilettes mixtes. Leur faible seuil de tolérance face à la nudité ne fait que rendre plus appréciable ce que ces deux filles ont enduré par la suite, des photos d’anus en gros plans aux partys de tripotage lascifs.
Cela dit, le livre n’est pas sans défauts. Comme Mme McCann n’enregistrait pas les conversations et bien qu’elle ait pu écrire son journal pendant l’infiltration (elle avait même un ordinateur au stage), l’abondance de longues citations étonnent et on peut se questionner sur leur fidélité. Il faut aussi avouer que la brique, de quelque 350 pages, s’attarde trop souvent sur des détails inintéressants qui alourdissent inutilement le récit.
Peu importe. Au total, cet ensemble s’avère passionnant, bourré de révélations. Surtout, au fil des pages, les raéliens se révèlent de parfaits paranoïaques, adeptes de mille et une théories du complot. Le gourou comme ses adjoints répètent sans cesse que les médias les pourchassent et répandent des mensonges à leur sujet. Ils affirment que le gouvernement américain veut assassiner Sa Sainteté. Un membre en règle explique même à Mme McCann que les suicides collectifs chez les sectes n’ont jamais existé, que les victimes de Waco comme de l’Ordre du temple solaire ont en fait été éliminées par «l’armée» et des «politiciens».
C’est avec ce genre d’information que le très bon livre de Brigitte McCann devient aussi inquiétant qu’essentiel: il lance alors un avertissement aux experts comme aux autorités compétentes chargés de surveiller les nouveaux mouvements religieux. Les raéliens ont roulé les médias dans la farine avec leur canular sur le clonage. Mieux (ou pis), comme le souligne bien la journaliste en conclusion, «les médias font encore davantage pour Vorilhon: ils l’aident à garder, voire à accroître, le contrôle sur le mouvement religieux qui comble ses moindres besoins». Le gourou lui-même intoxique ses fidèles avec d’innombrables sornettes paranoïaques.
Survient donc l’ultime et inquiétante question: où s’arrêtera cette dérive sectaire, quelle sera la prochaine étape si le mouvement se replie sur lui-même?

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