Essai littéraire - Regard littéraire d’un géographe sur le Québec
Ce sont les écrivains qui font les lieux et non les lieux qui font les écrivains. Aussi, en parcourant Mots d’ailleurs, un émouvant recueil du géographe Luc Bureau qui réunit des propos sur le Québec écrits par des plumes célèbres, d’Albert Camus à Friedrich Engels, en passant par Stephen Zweig, Raymond Aron et Walt Whitman, découvre-t-on sous un autre jour la ville de Montréal ou le Québec rural d’un autre siècle.
Ainsi ce regard nous redira-t-il une fois de plus à nous-mêmes, avec une perspective venue d’ailleurs en plus.«L’intransigeance du catholicisme mais aussi le nombre élevé d’enfants chez les Français du Canada — phénomène bien connu et sans cesse cité en France, sans pour autant être imité — ont édifié dans ce pays un rempart qui est un véritable monument à la gloire d’une énergie nationale comme il n’en existe de nos jours aucun autre», écrivait Stefan Zweig, au sujet du Québec, dans un article d’abord publié en Allemagne en 1911.
Ébloui par la beauté sombre de la rivière Saguenay, Walt Whitman, le poète de la montagne, de l’abîme, de cataracte et de cosmos, pour reprendre les mots de la belle présentation de Luc Bureau, écrit: «Complètement différente, cette rivière Saguenay, de toutes les autres rivières — des effets uniques — un jeu d’ombres et de lumières plus hardi, plus véhément qu’ailleurs. D’un charme rare dans sa singularité et sa simplicité.»
Beaucoup plus étonnants sans doute, les mots sans état d’âme d’Engels, l’essayiste allemand qui a visité le Nouveau Monde en compagnie de la fille de Karl Marx, Eleanore, en 1888.
«C’est une singulière transition que d’aller des États-Unis au Canada, écrivait-il. D’abord, on croirait être retourné en Europe, puis on pense être dans un pays positivement retardataire et en décadence. On voit ici combien est nécessaire pour le développement rapide d’un pays l’esprit de spéculation fiévreuse de l’Américain (la production capitaliste préalablement posée comme base) et en dix ans cet endormi de Canada sera mûr pour l’annexion — les fermiers du Manitoba, etc. la réclameront peut-être.»
Camus, quant à lui, n’a consacré que quelques mots à Montréal et au Québec, écrits à la hâte au cours d’un dimanche plein d’ennui, lors d’un voyage fait depuis New York en 1946. «Ce grand pays calme et lent. On sent qu’il a tout ignoré de la guerre», écrit-il, ajoutant qu’ici, seuls les tramways le font sourire. Plus loin, effleurant Québec, le grand écrivain est saisi par le doute: «[...] il me semble que j’ai quelque chose à dire sur ce passé d’hommes venus lutter dans la solitude, poussés par une force qui les dépassait.» Mais il se ravise. Ne dit-on pas que l’on distingue les grands poètes aux poèmes qu’ils n’écrivent pas? L’écrivain gardera pour lui son mystère. «La seule chose que je voudrais dire j’en ai été incapable jusqu’ici et je ne le dirai sans doute
jamais.»
Un mot encore pour citer l’analyse de Raymond Aron, qui souhaite aux Québécois, en même temps qu’un marché commun avec le reste du Canada, de «choisir la voie qui leur offre les meilleures chances
de sauvegarder, dans une Amérique de langue anglaise, leur culture propre».
Tous ces regards célèbres sur le Québec, tout étonnants qu’ils soient, ont leur raison d’exister. Loin des conclusions sur l’état politique et social de cette nation en devenir, ils sont autant de témoins extérieurs de l’histoire, forte et tranquille, qu’il lui a été donné de traverser.