Le courage de la social-démocratie
Si vous n'aviez qu'un livre d'économie à lire cette saison, il faudrait que ce soit celui-là. Ces Chroniques d'un autre monde, en effet, développent un discours social-démocrate d'une rare puissance, très mobilisateur, qui tranche autant sur le fatalisme néolibéral que sur le radicalisme altermondialiste et anticapitaliste.
Îuvre de l'économiste français Jacques Généreux, à qui l'on doit, entre autres, les indispensables Une raison d'espérer et Les Vraies Lois de l'économie, ce recueil de textes plaide en faveur d'une «économie humaine» qui reconnaît pleinement son caractère politique: «Si donc l'économie nous semble parfois inhumaine, il importe de comprendre que cela ne résulte en rien d'une soumission du politique aux lois de l'économie, mais bien au contraire de la soumission de l'économie à des lois politiques conformes à des intérêts particuliers.» D'où sa formule, utilisée dans un ouvrage précédent: «L'horreur n'est pas économique, elle est politique.»Ce qui signifie, on l'aura compris, que la fatalité, en cette matière, n'y est pour rien et que le combat à mener doit se fonder sur une croyance malheureusement en perte de vitesse: «L'urgence n'est pas d'imaginer un catalogue précis de mesures et de réformes, mais de restaurer la croyance collective dans le pouvoir du politique et de mener un combat moral et culturel pour que la majorité de nos concitoyens soutienne à nouveau des politiques plus justes.»
Ce ne sont pas, écrit Généreux, des valeurs différentes qui distinguent vraiment la gauche de la droite, mais plutôt une conception différente des mêmes valeurs. Pour les partisans de la première, par exemple, une société efficace est une société juste, la responsabilité individuelle suppose l'égale liberté des individus et «la réduction des inégalités et la solidarité sont plus efficaces à long terme que la compétition généralisée pour la survie ou la maximisation d'un taux de rendement».
En adhérant aux poncifs néolibéraux sur les nécessaires réductions des impôts et sur «l'attractivité fiscale du territoire» (il faut être plus compétitifs que nos voisins), la gauche social-démocrate (le PS en France, le PQ au Québec), devenue social-libérale, a erré et a entraîné le décrochage civique ou un militantisme radical contre-productif, deux attitudes qui réjouissent les satisfaits de l'heure.
Le capitalisme, précise Généreux, n'existe pas; il existe des capitalismes dont certains, dans la mesure où ils sont soumis à des régulations politiques claires, s'accommodent avec un projet de société juste. Nier cela revient à s'enfermer dans la logique du «tout ou rien» qui nourrit l'immobilisme: «La double idolâtrie du capitalisme comme dieu ou comme démon compose ainsi les deux faces du mur qui barre la marche vers une vraie révolution sociale.»
Dans les pages les plus fortes de cet essai sans faille, l'économiste se livre à une brillante défense de l'impôt, qui «n'est pas une nuisance», mais «le prix des services collectifs: le prix des professeurs, des infirmières, des policiers, des magistrats, des routes, de l'éclairage public, etc.» qui sont, selon la théorie économique moderne, «des facteurs clés de la croissance et de la compétitivité des entreprises privées». Quand il est à l'abri de la gabegie gouvernementale trop souvent volontaire, «l'impôt est le prix librement consenti par les citoyens pour obtenir les services collectifs qu'ils jugent nécessaires; il est en cela l'une des plus hautes expressions de la citoyenneté et de la démocratie».
Quant à la fameuse «attractivité fiscale du territoire», elle devrait, selon Généreux, être pensée sous l'angle de la «compétitivité globale», un concept qui refuse la seule logique comptable et l'épouvantail de «l'exode des cerveaux» au profit d'une conception plus large du «bien-vivre ensemble»: «Une société qui ne valorise plus que l'argent et la conquête de la première place se prépare des générations de tueurs et de mercenaires à la solde du plus offrant. Une société qui éduque à la solidarité et qui valorise les choix collectifs au lieu de les dénigrer fabrique des générations de citoyens. Bien sûr, cela prend plus de temps que de participer aux enchères mondiales du capital et des talents. Eh oui, la démocratie n'est pas une baguette magique, c'est un combat. Et le plus sûr moyen de le perdre est de ne pas le mener.»
Osera-t-on suggérer la lecture de cet ouvrage lumineux aux mercenaires libéraux de Jean Charest ou à ceux de Paul Martin? Ce serait, probablement, peine perdue. Les péquistes et leurs compagnons de route, toutefois, devraient faire de ces Chroniques d'un autre monde une lecture obligatoire s'ils souhaitent vraiment, enfin, ouvrir la saison des idées. Ils y trouveront matière à réflexion, et une occasion d'autocritique quant à leur virage social-libéral, tant il est vrai qu'«en politique, ce n'est pas l'erreur de jugement qui constitue le péché, mais l'obstination dans les impasses où elle a conduit».