Histoire - Les gender studies contre l'histoire linéaire

Les sciences sociales abordées sous l'angle de la différence sexuelle, démarche qu'aux États-Unis on appelle gender studies et qui commence à se pratiquer aussi en France, donnent parfois l'impression de mobiliser des trésors d'érudition pour des objets microscopiques. Tel pourrait être le cas du Gay New York, de l'historien George Chauncey (de l'université de Chicago), si cette description minutieuse et passionnante de la vie des homosexuels dans la métropole américaine, au tournant des XIXe et XXe siècles, ne s'accompagnait d'un objectif: délivrer l'historiographie gay des deux écueils qui guettent toute histoire des minorités, le récit militant et la victimologie.

Le propos de George Chauncey vise en effet à déconstruire la lecture de l'histoire qu'ont imposée les mouvements de libération homosexuels des années 70. Éternels bannis, les gays auraient, jusqu'aux émeutes symboliques de Stonewall, déclenchées le 27 juin 1969 par une descente de police dans un bar de Greenwich Village, toujours vécu leur différence sur le mode du «placard», autrement dit, de la clandestinité. Seul le militantisme gay aurait permis le coming out, aussi bien collectif qu'individuel.

Les 500 pages de cet ouvrage magistral ne confirment pas ce récit héroïque. Si, pour George Chauncey, la répression antihomosexuelle a bel et bien une réalité, celle-ci se met radicalement en place dans les années 30 et surtout 40 pour s'accentuer avec la guerre et le maccarthysme. Le «placard» constitue assurément une réaction à cette crispation. Pour autant, on ne saurait le projeter sur des périodes antérieures.

Une certaine visibilité

L'auteur estime pouvoir montrer qu'il a existé dans le New York des années 20 un monde gay doté d'une certaine visibilité, perdue par la suite, se déployant dans de nombreux lieux de sociabilité, bars, établissements de bains, points de rencontre (comme à Time Square) et bals travestis attirant des milliers de participants, dont le succès n'était pas sans être à mettre en parallèle avec celui des gay pride d'aujourd'hui.

La reconstitution patiente de cette gay subculture s'appuie non seulement sur la lecture des tabloïds de l'époque, qui y consacrent parfois leurs gros titres, mais aussi des journaux intimes, où s'exprime l'envers de ce décor plus éclatant qu'on ne pouvait croire. Ainsi celui de ce jeune musicien berlinois, Griffes, émigré à New York dans les années 1910, qui relate sa drague méthodique de policiers irlandais... Ceux-ci sont considérés comme des trades (des hétérosexuels acceptant de se laisser séduire à l'occasion par des hommes). Généralement, l'homosexualité est alors dominée par la figure de la «tante» (fairy) ou du «pédé» (queer). On est loin de la virilisation d'une partie du monde gay — même si le terme est en usage dans les années 20 — qui caractérise l'époque actuelle.

Dans cette redécouverte d'un monde oublié où l'homosexualité avait une place dans la sphère publique, Chauncey constate également la présence d'une circulation entre vie «normale» et vie gay (double life). La mobilité en était d'autant plus facilitée que les barrières entre les comportements sexuels ne faisaient pas encore l'objet d'une culture rigide. Derechef, c'est le regain de répression à l'oeuvre des années 30 à 50 qui semble avoir fixé les identités.

Là réside assurément l'autre hypothèse qui sous-tend le livre de Chauncey: montrer que le «système sexuel hégémonique» qui se fonde sur la bipolarité homosexuelle-hétérosexuelle n'est qu'une construction sociale tardive. En somme, ce que narre ce livre ne se présente pas seulement comme une contribution à l'histoire des gays aux États-Unis mais aussi — par contrepoint — comme celle de l'invention de l'hétérosexualité elle-même.

La démarche adoptée n'est pas sans rappeler celle d'un autre historien de l'homosexualité, John Boswell. Ce médiéviste aujourd'hui disparu avait, dans Les Unions du même sexe dans l'Europe antique et médiévale de 1994 (Fayard), tenté d'établir que non seulement le christianisme avait toléré l'homosexualité institutionnalisée sous le couvert des processus d'adoption hérités du monde gréco-romain mais qu'avaient été célébrés, dans le giron de l'Église, de véritables mariages entre hommes!

Moins convaincant que Chauncey dans ses démonstrations, Boswell avait tendance lui aussi à donner une date tardive — le XIVe siècle — à l'avènement du raidissement homophobe. Par là, on touche peut-être à l'essentiel de ce qu'apportent les études de genre à l'historiographie en général: elles savent à merveille bousculer les chronologies paresseuses et briser la rassurante conception des histoires linéaires.

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