Michaux, ce drôle de mystique
Le critique Maurice Nadeau, historien réputé du surréalisme, est un jour sidéré en recevant un coup de téléphone. «Bravo! Vous êtes fier de vous. Le coq sur le tas de fumier. Cocorico!», dit sans plus l'homme au bout du fil avant de raccrocher. C'était Henri Michaux, qui passe alors pour le plus secret des poètes et des peintres. Vieil admirateur de Michaux, Nadeau vient, en octobre 1957, de lui consacrer un article qu'il estimait empreint de sympathie. Michaux juge que le critique interprète de façon trop superficielle les expérimentations artistiques auxquelles il s'est livré sous l'effet de la mescaline.
Il faut dire que le poète belge, né en 1899 et naturalisé français en 1955, est loin d'être un drogué ordinaire. Allen Ginsberg, autre admirateur de Michaux, s'en rend vite compte en le rencontrant à Paris en 1958. Le jeune poète américain de la beat generation est en train de se laver les pieds dans le lavabo de sa petite chambre d'hôtel miteuse quand apparaît un monsieur cravaté presque sexagénaire, vêtu d'un complet très élégant. Méfiant mais débonnaire, Michaux daigne s'asseoir sur le lit pour parler de poésie astucieuse et de folie méthodique avec Ginsberg le débraillé.Aux yeux de Jean-Pierre Martin, auteur de la première biographie d'Henri Michaux, l'appel téléphonique reçu par Nadeau et la rencontre avec Ginsberg nous révèlent bien la personnalité de l'illustre inconnu dont le public n'a guère vu de photos avant les années soixante-dix. Martin a la brillante audace de concevoir le mythe de Michaux comme l'envers de celui de Rimbaud. À l'image de Rimbaud, génie précoce et éblouissant, le biographe compare celle de Michaux, poète d'âge mûr, profond mais sans éclat. À l'aventurier qui sombre dans le silence, il oppose l'ascète qui finit par percer le silence. La figure de Rimbaud, adolescent «absolument moderne», accentue ainsi par contraste celle de Michaux, vieux monsieur en froid avec le surréalisme officiel, poète intemporel qu'on soupçonnera sur le tard, précise Martin, d'être «le plus surréaliste de tous les surréalistes», souvent sans même l'avoir lu.
En apprenant que les lecteurs de Paris-Match l'ont choisi comme le plus grand poète vivant, Michaux s'esclaffe en prétendant n'avoir qu'une centaine de lecteurs. Lorsque Gallimard veut le publier en livre de poche et dans La Pléiade, il refuse. Le poète ne le sera qu'après sa mort en 1984. Mais qui est donc ce «buveur d'eau» qui se droguait d'une manière scientifique et parcimonieuse? Un misanthrope en fuite perpétuelle. En plus de voir dans l'individu, la famille et la patrie «la même bassesse», Michaux s'est montré pour le moins discret en amitié et en amour. «J'ai fait 1000 chambres d'hôtels et cabines de navire, écrit-il en 1952, et je brûle toutes les lettres, souhaitant qu'on en fasse autant des miennes.»
Une révélation capitale ressort du livre de Martin: le curieux mysticisme agnostique de Michaux, qui avait trop souvent une réputation de pur nihiliste. On reste stupéfait d'apprendre que le Belge francophone, issu de la bourgeoisie et initié au cosmopolitisme, a pu dire: «J'ai un moment pensé écrire en flamand.» C'est que Michaux pensait retrouver dans cette langue, souvent considérée comme un simple parler paysan, un peu de l'esprit de Ruysbroeck l'Admirable, le mystique Flamand du Moyen Âge qui n'a cessé de l'influencer.
Même si son livre regorge de renseignements irremplaçables sur les intuitions de Michaux, Martin n'explique guère le lien entre Ruysbroeck et le poète. Il y a pourtant un beau rapprochement à faire. L'interpénétration dramatique du Créateur et de la création dans la pensée du mystique médiéval ressemble au combat que Michaux, créateur artistique, mène à la fois contre lui-même et contre l'univers.
Grâce à «la solitude de l'esprit» qui concilie l'intériorité avec l'extériorité, «vous pénétrez, enseigne Ruysbroeck, les personnes et les choses à une telle profondeur qu'elles perdront leur puissance et leur action contre vous». Michaux suit une voie analogue. Lorsqu'il dessine, ce sont des insectes, des larves, des glandes, des viscères, des cellules sortis de l'abîme de son cerveau qu'il extériorise pour les «assiéger», comme il le fait en poésie en «tordant le cou» à son «Roi» intérieur et en provoquant la «panique» du «Néant têtu».
Michaux pense que «la volonté» est «la mort de l'Art». Pour atteindre la béatitude esthétique, il ne compte ni sur son oeuvre ni sur son mysticisme d'incroyant ambigu. «Qui laisse une trace, laisse une plaie», affirme le poète après avoir contemplé les «Bouddhas gelés» de «la Mort sans issue». Il reproche à Dieu, ce «Gros lot» de l'humanité, d'être trop niais pour supposer qu'Henri Michaux puisse croire en Lui et il se désole de voir que les hallucinations naturelles ou artificielles sont trop répétitives pour avoir la fulgurance de l'inattendu.
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