René Char et ses doubles

Il nous fallait une vie de René Char. Maintenant nous l'avons grâce à Laurent Greilsamer, journaliste au Monde. Loin d'être interminable, le nouveau livre, écrit au présent, a la bonne longueur et la bonne vitesse, il est lisible au sens de l'anglais readable: on ne s'ennuie pas. Ce n'est pas une hagiographie: Greilsamer est étranger à toute petitesse, mais n'est jamais dupe. Le sérieux du travail est évident: nombreux entretiens, fouilles dans les archives du poète que lui a ouvertes Marie-Claude Char.

«Le loup, c'est son double»: ce sont les premiers mots et le leitmotiv de ce livre, et c'était bien ainsi que Char se définissait lui-même. La force, le courage, la fierté, la solitude. Greilsamer discerne aussi une obsession de la mort, pesante dès l'enfance. Une mystique parfois extatique de la beauté sera un contre-sépulcre. Vocation de carmélite qui, sans la moindre gêne, s'alliait à un goût non moins vif pour la féminité. Sur ce sujet, Greilsamer a su rester discret, mais sans taire le nom des principales élues. Au total, une alternance de force et de suavité, de narcissisme et de générosité, de colères et de commisération, de rêveries transcendantes et d'énorme bon sens.

Dans la bourgade proche de Fontaine-de-Vaucluse où il est né en 1907, la solitude du loup, sous une mère castratrice, l'avait rendu insoluble à son milieu de bourgeoisie rurale; il fréquentait des marginaux, cantonniers, forains, bateliers. L'adolescent se trouve réduit à de petits métiers de raté. Mais il lit Baudelaire, Sade, les alchimistes, et la vocation est là. En 1929, Éluard distingue son jeune talent. Le voilà surréaliste, et Greilsamer régale ses lecteurs de scènes de la vie de ce groupe d'artistes et d'écrivains. Le loup reste insoluble dans ce nouveau milieu, mais une amitié querelleuse l'unit à Éluard; entre vrais poètes tout est commun: logis, confidences et la belle Nush.

Arrive la fatale année 1933. Char découvre à Berlin la monstruosité inédite du nazisme. Il entrevoit ce qui le motivera désormais: la guerre imminente ne sera pas un conflit de plus entre patries ou classes sociales, mais aura pour enjeu la survie de la civilisation.

Néanmoins, il repousse l'idée de poésie politique: on ne doit pas mêler le profane et le sacré. Il a quitté Paris pour sa Provence, où la police a l'oeil sur ce révolté, mari d'une israélite et amant d'une artiste suédoise. Et c'est la drôle de guerre, le front d'Alsace, la déroute, la Résistance, les premiers attentats en 1941. Je passe sur ces années noires: on ne résume pas le feu, la torture, la mort. En 1944, Char, convoqué à Alger, a un tête-à-tête avec de Gaulle, pour qui il éprouve un coup de foudre d'antipathie. Enfin, vient la Libération, où il refuse tout rôle public. En février 1945, Seuls demeurent paraît chez Gallimard. Il est sacré grand poète, il devient une célébrité.

La rivalité avec Aragon

De 1947 à 1955, ce sont huit années de bonheur. Avec sa gueule de gladiateur buriné et sa courtoisie, il attire et fascine, on sonne à sa porte en tremblant et l'on sort en ayant reçu un coup de soleil. Grandes et petites amours se superposent. C'est aussi le temps des amitiés: Braque, Camus, Bataille et Nicolas de Staël, que Char admire infiniment.

Le bonheur ne saurait durer, ce colosse étant un malade imaginaire et un éruptif qui fait un drame de la moindre de ses journées. Querelles littéraires et polémiques, rivalité avec Aragon à qui tout l'oppose: lui est roi, mais Aragon règne. Aragon annonce des lendemains qui chantent, Char sait que les hommes de demain seront aussi malheureux que ceux d'aujourd'hui. Il se fâche avec son temps, qui mutile la nature sous la technique, et livre un combat désespéré contre l'installation de fusées atomiques sur le plateau d'Albion.

Les dernières années seront apaisées, avec deux longues passions et l'amitié de Vieira da Silva. L'évidence «sociologique» de sa consécration lui vient de Russie, d'Allemagne, d'Amérique, du Japon. Sa volonté et sa lucidité resteront intactes jusqu'à la fin. En 1980, débute un amour secret de sept années pour celle qui devint Marie-Claude Char, quatre mois avant la mort du poète. Par sa soudaineté apparente, ce mariage fit jaser les nigauds. Le calcul s'y unissait à la passion: l'épouse recevait la mission de s'occuper de l'oeuvre de son mari, ce qu'elle a fait avec l'efficacité qu'on a pu voir.

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