Littérature américaine - Dernières nouvelles de William Gaddis et de Don DeLillo

Dans l'Amérique des constats froids et imperturbables de l'avant-11 septembre, lorsque deux des plus grosses pointures de la littérature américaine se penchent sur l'implosion de leur société, il est normal de tendre l'oreille. Perte de valeurs, détournements idéologiques, terrorisme inversé, tout cela a lieu tandis que se poursuit chaque jour l'illusion de l'unification heureuse de l'homme, au moyen du divertissement qui va main dans la main avec la société de consommation.

AGONIE D'AGAPè William Gaddis Traduit de l'anglais (États-Unis) par Claro Plon Paris, 2003, 126 pagesMal lu, laborieusement lu, voire pas lu du tout, William Gaddis, décédé en 1998, s'est demandé: comment en sommes-nous arrivés à jouer du piano avec les pieds? Partant de cette interrogation qui pourrait a priori sembler curieuse, Gaddis examine le glissement progressif de l'art vers le divertissement qui traverse tout notre XXe siècle. Livre crépusculaire sur la disparition de l'artiste, paru près de trois ans après sa mort, Agonie d'agapè peut être lu comme le testament littéraire de Gaddis. La postface d'une oeuvre colossale — lourde de «seulement» cinq romans en cinquante années de vie littéraire.

Depuis la parution en 1955 des Reconnaissances, Gaddis ébranle avec méthode les bases sacrées de la société américaine. Avec JR en 1975, roman-fleuve de plus de 1000 pages, vaste polyphonie de voix entrecroisées aux limites de la lisibilité, il dénonçait la spirale du vide de la spéculation boursière. Puis il s'en est pris coup sur coup au fondamentalisme religieux (Gothique charpentier) et à la judiciarisation de la société américaine (Le Dernier Acte).

Un vieil homme, agonisant sur son lit d'hôpital, fustige le monde et cherche à mettre la dernière main à son oeuvre, un livre sur l'histoire du piano mécanique. C'est tout? C'est tout. Depuis plusieurs années, Gaddis accumulait comme son personnage des notes sur l'histoire du piano mécanique en Amérique. Une réflexion qui devait s'inscrire de façon plus large au sein d'un vaste questionnement sur la mécanisation des arts et «l'élimination de l'artiste individuel comme menace pour la société». Le parti pris «élitiste» de Gaddis s'exprime ici dans toute sa mesure: «Donnez-leur le choix et les masses choisiront toujours le faux.» Une simple poussée, et on se retrouve chez Debord, dans le monde réellement renversé où «le vrai est un moment du faux». Un petit livre dense et certes pas facile, où Gaddis convoque à son chevet Platon, Glenn Gould et Walter Benjamin dans un récit à peu près sans ponctuation, essoufflé, titubant, à la musicalité parcourue de staccatos et de reprises.

Chronique d'un assassinat annoncé

Auteur d'un monumental Outremonde (Actes Sud, 1999) et d'une dizaine d'autres romans depuis vingt ans, Don DeLillo met cette fois le doigt sur les dérives de la «nouvelle économie». Sévèrement critiqué par plusieurs à sa sortie aux États-Unis, qui avaient peut-être de trop fortes attentes envers cette première oeuvre post-11 septembre, Cosmopolis est la chronique d'un assassinat annoncé dans un monde financier globalisant et amnésique.

Se déroulant au cours d'une seule journée d'avril 2000, le roman suit à la trace Eric Packer, milliardaire de 28 ans, géant de la finance high-tech et de la spéculation boursière. Enfermé dans son immense limousine blanche, sa paranoïa et son monde virtuel au coeur d'un Manhattan ralenti par les embouteillages, une «menace crédible» est signalée à son service de sécurité. Entre ses phobies, les inquiétudes que lui cause sa «prostate asymétrique», son obsession pour le cours du yen et sa boulimie de domination sexuelle et économique, le golden boy joue sans le savoir avec les «poignées de sa tombe». Alors qu'une visite présidentielle au centre-ville se bute à une manifestation antimondialisation, la vie de Packer prend une tangente dangereusement accélérée, culminant dans une petite apothéose de destruction. Un DeLillo fidèle à lui-même, comme toujours lucide et impitoyable.

Paraboles sur la déshumanisation galopante à l'âge de la machine et des effets sans causes, les idées qui soutiennent Cosmopolis et Agonie d'agapè se font peut-être toutefois un peu trop apparentes — au détriment de l'oeuvre de fiction et pour cette raison assurément moins percutantes.

«Une oeuvre où il y a des théories, écrit Proust, est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix.» Proust, faut-il le rappeler, possédait un Pianola et n'était lui-même pas avare de théories... Mais à la fois pour Gaddis et DeLillo, il s'agit de titres qu'on pourrait sans doute qualifier de mineurs au sein d'une oeuvre néanmoins considérable.

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